Histoire et Culture,  Jeux de plateau

Le Backgammon, jeu ancien et moderne

L’histoire du Backgammon, un jeu dont les origines remontent à 5 000 ans et qui a traversé les siècles et les continents.


Backgammon

Si je vous dis Age of Steam, Convoi express, Western Legends et Star Wars : Bordure Extérieure, vous parvenez à repérer leur dénominateur commun ? La mécanique qui les relie ? Vous avez peut-être trouvé. Il s’agit du pick-up-and-deliver. Et si je vous disais que l’origine de cette mécanique remonte à…. 5 000 ans, avec le Backgammon ?

Le pick-up-and-deliver, c’est cette mécanique qui consiste à ramasser des trucs, des bidules sur le plateau à un point A, pour les transporter à un point B. Objets, ressources, marchandises, gens. L’idée est d’acheminer ces différents éléments.

Le placement initial peut être prédéterminé lors de la mise en place ou pendant le jeu ou aléatoire. La livraison du bien confère en général de l’argent pour faire plus d’actions ou pour gagner des points de victoire, et ainsi remporter la partie. Dans la plupart des cas, il existe une règle de jeu ou un autre mécanisme qui détermine comment et où déplacer les éléments à transporter.

Et si l’on veut remonter aux origines de cette mécanique, peut-être pourrait-on les trouver dans le Backgammon. Réussir à déplacer ses jetons d’un côté du plateau à l’autre.

Malgré sa popularité moderne, car oui, certaines personnes y jouent encore à travers le monde, peu de gens savent que le Backgammon est en vrai l’un des plus anciens jeux de société connus de l’homme. L’histoire de Backgammon s’écoule sur 5 000 ans et aux quatre coins du monde, couvrant plusieurs millénaires et continents. Des pays d’Égypte et d’Iran, à l’Angleterre et même à la Chine, l’histoire du Backgammon est aussi riche que variée.

Le Backgammon, mais qu’est-ce que c’est ?

Le Backgammon est un jeu simple, composé d’un plateau, de quinze jetons blancs, de quinze autres noirs et de deux dés. Sur le plateau, on dénombre 24 longs et fins triangles, appelés points, de couleurs alternées, qui sont regroupées en quatre quadrants de six triangles chacun.

Chaque joueur et joueuse dispose d’un côté du plateau « à domicile » et une autre extérieure. Chacun de ces côté est composé de six triangles, face à ceux de son adversaire. Ah oui, j’oubliais, le Backgammon est un jeu uniquement à deux.

Le but du jeu est consiste à déplacer, à « rentrer » tous ses jetons « à domicile » sur le plateau, et ceci avant son adversaire. Et comment on joue ? Comment on fait pour déplacer toute cette marmaille de jetons ? En lançant les deux dés, tout simplement.

Et rajoutez une petite mécanique folle, qui vient relever le tout, on peut venir toucher les jetons de son adversaire pour les faire reculer et repartir depuis le début. Tiens, prends ça dans tes dents.

Alors oui, parce que tout se joue avec des dés, on pourrait dire, on pourrait croire que le Backgammon est un jeu de chance, uniquement. Mais vous le savez, la chance n’existe pas. Le hasard, oui. La chance, non.

Les dés lancés dans le Backgammon déterminent certes le déplacement autorisé, et donc si on parvient plus ou moins rapidement à « rentrer » ses jetons, et donc à gagner, n’empêche, il faut une sacré dose de prise de risque, de calcul, de tactique et d’observation. Bref, de compétences.

Donc non, en dépit de ce que l’on pourrait croire, le Backgammon n’est pas juste un chance. On peut obtenir les meilleurs lancers, et quand même finir par perdre, si on s’y est pris comme une brêle.

Retour aux sources

On pense que les origines du Backgammon remonte à l’Égypte antique, en tant que jeu appelé Senet, également connu sous le nom de jeu des trente carrés. On pense en effet que le Senet se jouait avec un dés et un plateau présentant un motif avec des carrés en trois rangées de dix.

Le jeu remonte à 3 000 avant JC, et bien que les règles précises du jeu aient été perdues dans le temps, ses rapprochements avec le Backgammon ont conduit beaucoup à spéculer que les deux étaient liés.

Peut-être. Toutefois.

Des jeux similaires ont été trouvés dans la Perse antique, dans ce qui est l’Iran moderne. De nombreux jetons ont été ainsi trouvés pour le jeu de 20 carrés, avec le premier plateau trouvé dans Shahr-e Sokhteh, ce site archéologique datant de l’âge du bronze situé dans le sud-est de l’Iran, au Sistan.

Le plateau de ce jeu semble très similaire à ceux trouvés pour le Senet. En réalité, en Égypte, des jetons pour le jeu de 20 carrés ont été trouvés avec les des boîtes renfermant le Senet.

Un autre type de plateau remontant à la Perse antique porte une ressemblance encore plus étroite avec un plateau de Backgammon. Ce plateau a été trouvée à Djiroft, en Iran. Il affiche trois rangées parallèles de douze « champs » circulaires. Soit une rangée supplémentaire que le plateau du Backgammon moderne.

Le plateau de Djiroft est marqué d’une rupture une au milieu pour former deux blocs de six champs de chaque côté, par opposition à une planche de Backgammon qui possède deux rangées de douze champs de ses deux côtés. Oui, je vous l’accorde, c’est technique.

Tout comme le Backgammon et le Senet, ce jeu découvert en Iran et qui remonte à la Perse antique semble être lui aussi un jeu de course où l’objectif est de déplacer vos pièces d’un côté du plateau à l’autre avant votre adversaire.

Le Backgammon et la Rome antique

Nous savons que ce style de plateau a finalement déboulé en Europe occidentale, car des plateaux semblables d’une période beaucoup plus tardive peuvent être trouvées dans la Rome antique. Ces jetons proviennent d’un jeu connu sous le nom de Ludus duodecim scriptorum, ou «Le jeu de douze points» pendant la Rome républicaine et impériale précoce. Il est devenu plus tard connu sous le nom de «dice».

Ce plateau affiche trois rangées de douze points dessus. On pense que le jeu descend du Senet. Le jeu a été modifié vers le 1er siècle après JC lorsqu’une rangée de champs a été supprimée. L’empereur romain Claude kiffait tellement ce jeu qu’il avait un plateau intégré à même son chariot, pour pouvoir y jouer tout le temps, le plus souvent.

Alors que ces jeux cités plus haut partageaient des similitudes marquantes avec le Backgammon, le jeu le plus ancien avec des règles proches de celle du Backgammon est le jeu grec Tabula. Le jeu est décrit dans une épigramme, un court poème satirique, par l’empereur byzantin Zénon.

Le but du jeu était le même que dans le Backgammon. Il y avait 24 points, 12 de chaque côté et il y avait 15 jetons par personne. Contrairement au Backgammon, il y avait trois dés plutôt que deux. On pense que ce jeu est un descendant direct du précédent Ludus duodecim scriptorum.

Et pendant ce temps, au Moyen Âge

À partir du 11ème siècle, les jeux de société sont devenus extrêmement populaires en Europe. Il existe des preuves d’un jeu de société appelé «Nardy» joué en Angleterre en 1025. C’était probablement la première forme de Backgammon tel que nous le connaissons aujourd’hui.

On pense que le jeu a fait son chemin en Angleterre via les chevaliers revenant des croisades. Le jeu a connu une popularité grandissante en France à peu près au même moment qu’en Angleterre, à tel point qu’en 1254, Louis IX a dû imposer un décret interdisant à ses officiels de jouer. Parce que oui, tout le monde en Europe jouait à des jeux de société à l’époque. Comme aujourd’hui.

Le Backgammon a également commencé à apparaître dans l’art pendant la période de la Renaissance. On retrouve le jeu dans les peintures de nombreux maîtres néerlandais tels que Jérôme Bosch dans son Jardin des délices,

ou Pieter Brueghel l’Ancien, comme dans son Triomphe de la Mort (sympa, le titre) de 1562.

Alors oui, il faut un peu jouer à Micromacro / Où est Charlie Backgammon pour repérer le plateau sur ces deux tableaux.

Ou également, de manière plus flagrante, sur le tableau bien connu de 1594 Les Tricheurs du Caravage.

De nombreuses œuvres de littérature mentionnent également jouer à des «tabliers». En 1666, il a été signalé que les « tabliers » était l’ancien nom donné au Backgammon. Des références à des tables de jeu ont été faites par le William Shakespeare dans « Love’s Labor’s Lost », ou « Peines d’amour perdues » :

BIRON

This fellow pecks up wit as pigeons pease,

And utters it again when God doth please:

He is wit’s pedler, and retails his wares

At wakes and wassails, meetings, markets, fairs;

And we that sell by gross, the Lord doth know,

Have not the grace to grace it with such show.

This gallant pins the wenches on his sleeve;

Had he been Adam, he had tempted Eve;

A’ can carve too, and lisp: why, this is he

That kiss’d his hand away in courtesy;

This is the ape of form, monsieur the nice,

That, when he plays at tables, chides the dice

In honourable terms: nay, he can sing

A mean most meanly; and in ushering

Mend him who can: the ladies call him sweet;

The stairs, as he treads on them, kiss his feet:

This is the flower that smiles on every one,

To show his teeth as white as whale’s bone;

And consciences, that will not die in debt,

Pay him the due of honey-tongued Boyet.

Love’s Labor’s Lost, William Shakespeare, 1595-1598

« That, when he plays at tables, chides the dice« 

Et dans la traduction française :

BIRON

Cet homme se gorge d’esprit comme les pigeons de pois, et il se dégorge quand il plaît à Dieu. Colporteur de bons mots, il revend sa denrée aux vigiles des fêtes, aux assemblées, aux marchés, aux foires ; et nous qui le vendons en gros, Dieu le sait, nous n’avons pas l’avantage de l’étaler, comme lui, en vue des chalands. Ce galant sait accrocher les jeunes filles à sa manche, comme une épingle. S’il eût été Adam il aurait tenté Ève : il sait découper les viandes et grasseyer. Quoi ! c’est lui qui baisait sa main en signe de politesse ; c’est le singe des belles manières, c’est monsieur le précieux ; quand il joue au trictrac, il fait gronder les dés en termes choisis, il chante le ténor avec grâce, et dans l’art de maître des cérémonies, le surpasse qui pourra.

« quand il joue au trictrac, il fait gronder les dés en termes choisis. »

Le collègue et poète anglais Geoffrey Chaucer en fait également référence dans ses Contes de Canterbury.

Trictrac ?

Oui, vous avez bien vu, la traduction française parle de trictrac.

Le «Trictrac», ou «tric-trac», désigne un jeu de dés sur un plateau, que les experts appellent plutôt tablier. Ce plan est organisé en deux zones se faisant face. Désignés sous le nom de «flèches», les espaces pour poser les pièces ont une forme de triangle.

Les amateurs auront deviné de quoi nous parlons. «Trictrac» constitue l’un des nombreux noms des jeux qui, avec des nuances régionales, forment donc l’actuel Backgammon.

L’univers de ce jeu nous fournit par ailleurs une batterie de mots… sympathiques, d’où émerge par exemple l’expression «bredouille»: le Robert nous raconte que la bredouille désigne une «marque du jeu de tric-trac indiquant que l’on a gagné un certain nombre de points sans que l’adversaire en ait marqué». En somme, des gains à bon prix.

Par la suite, le terme a stigmatisé «une femme qui va au bal sans être invitée une seule fois à danser», précise le dictionnaire, dont la cruauté n’a pas de limite. Être bredouille, ou revenir bredouille, renvoie donc à un échec.

Le tric-trac ou trictrac s’est donc répandu en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, à la cour et dans les milieux aristocratiques. Il a connu une renaissance durant la Restauration avant de quasiment disparaître à la fin du XIXe siècle. Il fait partie des jeux de hasard raisonné tels que le Backgammon qui était connu en France sous l’appellation toutes tables ou le jacquet, bien plus simple et qui n’est apparu que vers 1800 si l’on prend pour référence la première règle connue datant de 1818.

Les Joueurs de trictrac par Le Maître des Jeux, peintre de l’entourage des frères Le Nain, au Musée du Louvre.

Le plus ancien traité sur le trictrac a été écrit par Euverte Jollyvet, avocat au parlement de Paris, en 1634 dans le but de standardiser les règles du jeu.

Le Jeu du trictrac, Chez Charpentier, 1715.

Le Backgammon, aujourd’hui (environ)

Ce n’est cependant qu’au XVIIe siècle que le nom Backgammon a été inventé. La première mention provient d’une lettre de James Howell datée de 1635,

Familiar Letters (Volume 2) – Howell, James 1635

LXVIII

To Master G. Stone.

SIR,

Heartily rejoyce with the rest of your frends, that you are safely return’d from your Travells, specially that you have made so good returns of the time of your Travell ;  being as I understand, come home fraighted with observations and languages; your Father tells me tha the finds you are so wedded to the Italian & French, that you utterly neglect the Latine tongue, That’s not well, though you have learnt to play at Baggammon, you must not forget Irish, which is a more serious and solid game; but I know you are so discreet in the course and method of your studies, that you will make the daughters to wait upon their mother, & love stil your old frend : To truck the Latine for any other vulgar Language, is but an ill barter, it is as bad as that which Glaucus made with Diomedes when he parted with his golden Armes for brazen ones ; the procede of this exchange wil come far short of any Gentlemans expections, though haply it may prove advantagious to a Merchant, to whom common Languages are more usefull. I am big with desire to meet you, and to mingle a days discours with you, if not two, how you escap’d the claws of the inquisition, wherunto I understand you wer like to fall, and of other Traverses of your Peregrination : Farewell my precious Stone, and beleeve it, the least grain of those high respects you please to professe unto me, is not lost, but answer’d with so many Caratts : So I rest,

Westm.30 Novem.                              Your most affectionate

1635.                                                   Servitor,

J. H.

et c’est en 1743 qu’Edmund Hoyle a décrit pour la première fois les règles officielles de Backgammon dans un court traité sur le jeu de Back Gammon. Le jeu a connu des hauts et des bas en termes de popularité au fil des ans et des changements mineurs ont été apportés aux règles ici et là.

Aujourd’hui, le Backgammon est particulièrement courant au Proche et au Moyen-Orient, et est le jeu national de facto dans plusieurs pays, dont la Grèce, l’Égypte et la Turquie. D’un point de vue historique et vernaculaire, il semble que ce jeu s’est répandu via la tradition orale et est devenu populaire pendant l’Empire ottoman.

Qu’on l’apprécie ou qu’on ne l’apprécie pas, qu’on y joue ou qu’on n’y joue pas, l’histoire du Backgammon est aussi riche que variée. Et il est quand même hallucinant de se dire qu’on joue encore aujourd’hui à un jeu qui remonte à plusieus milliers d’années. Est-ce qu’on jouera encore à 7 Wonders Architects dans… 5 000 ans ?


Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste. Et comme joueur, surtout. Ses quatre passions : les jeux narratifs, sa ménagerie et les maths.


Et vous, est-ce que vous jouez au Backgammon ? Jamais ? Souvent ? Racontez-nous ça.

Votre réaction sur l'article ?
+1
2
+1
2
+1
0
+1
0
+1
0
+1
0

2 Comments

À vous de jouer ! Participez à la discussion

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

%d