
Les jeux et les jouets ont-ils un genre ?
Sous le sapin, les cadeaux de Noël se déclinent souvent en rose ou en bleu. Et si les jeux et les jouets avaient un… genre ?
Qu’allez-vous offrir cette année comme cadeau de Noël à votre fils, votre nièce, votre petits-fils ou filleule ? Pour une fille, une dînette, un landau ou une maison de poupée… rose ? Et pour un garçon, des figurines et jouets de chevalier-soldat-ninja-superhéros, ou une voiture télécommandée ? Le trait vous paraît peut-être grossier ? Les clichés des jeux et jouets de genre ont pourtant la dent dure.
En pleine frénésie d’achats de Noël, il suffit de faire un tour dans les rayons jeux et jouets pour enfants pour se rendre compte que les étagères débordent de propositions genrés : des articles roses ou colorés, en lien avec la gestion du ménage (maison de poupée) et de la famille (poupée), et des articles bleus ou foncés en lien avec l’aventure, la force et le courage.
Dans la France, la Suisse ou la Belgique de 2020, qui promeut l’égalité des sexes, le partage des tâches et du pouvoir, il y a encore les jouets pour garçons, et les jouets pour filles. Et tout le monde le sait. On n’imagine pas toujours quelle pression sociale se cache derrière le choix du cadeau.
Malgré la signature d’une charte en septembre 2019 par plusieurs enseignes en France pour s’engager à faire la chasse aux clichés genrés, à promouvoir la mixité des jouets et casser les stéréotypes, pas grand-chose n’a changé.
Une année plus tard, pourquoi voit-on encore aujourd’hui des jouets bleus et des jouets roses dans les rayons ? Pourquoi est-ce que les jeux et les jouets continuent « d’enfermer » les filles et les garçons dans des rôles bien définis ?
Qu’on le veuille ou non, ces rôles sont souvent donnés dès le plus jeune âge Les cadeaux qu’on offre à Noël ne sont pas si innocents. Ils véhiculent des clichés qu’une société peu progressiste cherche à prescrire et préserver.
Voir la vie en rose
Depuis la signature de la charte l’année passée, assiste-t-on dès lors à une réelle transformation de cette industrie, pour laquelle le clivage rose/bleu permet de gonfler ses profits ? La réponse ? Non.
En 2016, une recherche menée par l’Institution of Engineering and Technology nous apprenait que 89 % des jouets dits « de fille » étaient de couleur rose. L’organisation britannique Let Toys Be Toys, qui milite contre les jouets sexistes, révélait que dans les catalogues de Noël 2017, 97 % des enfants montrés avec des fusils ou des jeux de guerre étaient des garçons. Les filles, elles, étaient deux fois plus susceptibles d’être mises en scène avec des jouets domestiques.

Alors oui, depuis les années 2010 il existe de plus en plus de jeux et de jouets « neutres », qui essaient de s’affranchir de ces poncifs genrés rétrogrades et aujourd’hui obsolètes. Certains magasins, certaines marques cherchent à atteindre un nouveau public, plus progressistes, en proposant des produits non-genrés et sans codes couleurs flagrants.
La charte signée en 2019 demande aux signataires de la filière de supprimer les catégories clivantes filles-garçons de leurs rayons, catalogues et sites internet. Tout cela pour proposer un choix plus générique, plus inclusif, surtout.
En 2020, soit une année après la signature de la charte, les jouets sont classés selon d’autres catégories. Le genre n’est plus le thème-clé. Il y a toutefois encore du chemin à parcourir pour proposer des jeux et des jouets qui s’affranchissent des stéréotypes.
Des recherches ont démontré que moins vous connaissez l’enfant, et plus grande sera la probabilité que vous vous conformiez aux stéréotypes de genre pour lui offrir un cadeau. Et les couleurs, rose pour les filles, bleu pour les garçons, maintiennent et identifient ces aspects.
La sociologue Mona Zegaï s’est intéressée de près à ce sujet : la consommation des jeux, des jouets a-t-elle un genre ? Va-t-on acheter ce cadeau plutôt qu’un autre ? Et quelle influence vont-ils exercer sur l’enfant ? C’est surtout via le prisme du marketing que la sociologue a cherché à analyser les pratiques. Ce qu’on appelle le marketing genré, un marketing qui cherche à opérer une segmentation entre les produits et service destinés aux hommes et ceux destinés aux femmes.
Les travaux de la sociologue ont démontré une chose : dans les années 70-80, les catalogues des jouets étaient moins clivés qu’aujourd’hui. La majorité des jeux et jouets vendus ne segmentaient pas leur clientèle. Des filles et des garçons pouvaient jouer à ceci ou à cela, sans identification genrée. Or, ces décennies ne sont pas réputées pour être les plus progressistes et inclusives de l’histoire contemporaine. Comment expliquer alors un tel paradoxe ?
La doxa du paradoxe
Si dans les années 70 et 80 les clivages et le marketing genré n’étaient pas aussi affirmés qu’aujourd’hui, on peut retracer cette segmentation dès les années 90. Le but ? Générer de meilleures ventes.
Si une personne achète un jeu ou un jouet très marqué « girly » pour une fille, le garçon, lui refusera d’utiliser ce produit et réclamera « son » jouet « à lui » pour se démarquer. Hop, un article vendu de plus. Partager un jouet qui ne « correspond » pas à son sexe ? Jamais ! Pousser l’un pour repousser l’autre.
Dans les années 70, la plupart des jeux et jouets étaient « neutres ». Avec la segmentation, on a commencé à voir des puzzles pour filles, des puzzles pour garçons.
Le marketing genré permet de démultiplier l’offre. Si les produits sont segmentés par âge, par genre, les enfants ne vont pas vouloir jouer aux mêmes jeux. On va devoir doubler les achats. Pas folle, la guêpe. C’est tout bénéf pour la marque ! Si la fratrie est mixte, on va devoir alors acheter des cadeaux, des produits spécifiques au genre. L’un ne voudra pas jouer au même jeu que l’autre.
Le genre, ça fait, genre…
« Le genre est une construction culturelle », explique Judith Butler, philosophe américaine dans son essai de 1990 (en référence plus bas). Le marketing genré prend ses racines dans un concept sociologique des années 70 qui dissocie le culturel du biologique et permet ainsi d’étudier l’identité sexuelle indépendamment du facteur biologique. Les publicitaires se sont emparés du concept de genre dans les années 80. Beauté, créativité et ménage pour les femmes, puissance et performance pour les hommes.
Certaines marques ont compris l’impact négatif de l’exploitation des stéréotypes et le risque d’être boycottées. Pour ne pas les renforcer, ils ont alors cherché à renverser et inverser les tendances et les clichés. Mais est-ce suffisant pour refléter une réalité sociale ? Voire pour la… combattre ?
Et les jeux de société, dans tout ça ?
Les clichés ont la dent dure. Il n’y a qu’à voir les déguisements pour enfants : super-héros, pirates et policiers pour les garçons, princesses ou fées pour les filles.
Et pareil dans la plupart des représentations dans les jeux de société. Les femmes sont souvent reléguées au rôle de matrone (coucou Via Nebula), la mater, la mère, ou comme femme « fatale » au décolleté plongeant, mettant en avant ses atouts et atours physiques.
Il suffit de faire un tour des illustrations représentant les femmes dans les jeux de société pour observer des stéréotypes dépassés, dégradées ou déplacés. Mais c’est en passe de changer.
La question de la rédaction des règles de jeux est également pertinente. La plupart du temps rédigée en écriture non inclusive. De plus en plus d’éditeurs, et de manière, font toutefois l’effort de manier le langage épicène ou inclusif (coucou Feelinks Revelation). Même les représentations vont dans le sens d’une plus grande mixité.
Prenez Zombie Teenz Evolution ou Patatrap Quest, deux jeux de société récents pour enfants qui véhiculent des représentations égalitaires des sexes, de quoi donner aux filles qui y jouent une image de la femme, et d’elle-même, plus inclusive et saine.
Il faut admettre que le jeu de société, comme le jeu de rôle, le jeu vidéo et d’autres industries culturelles et du divertissement, ne sont pas, ne sont plus, n’ont jamais été réservés à un sexe en particulier. Et ce n’est pas parce que la grande majorité des auteurs et éditeurs sont des hommes que leur clientèle est uniquement masculine. Selon certaines recherches scientifiques poussées, l’humanité est d’ailleurs composée à 50% de femmes. Tout le monde joue.
Certaines compagnies comprennent aujourd’hui que le genre est un concept plus fluide. Il est possible de sortir des charnières genrées binaires et hétéronormative
s. C’est une nouvelle tendance, qui pourrait à l’avenir attirer une nouvelle clientèle.
Et il faut reconnaître que de nombreux adultes continuent à faire des cadeaux en suivant la « logique » des sexes. De quoi ne pas dissuader les marques et le magasins de changer.
La prochaine fois que vous franchissez le seuil d’une boutique, que vous cherchez un cadeau et que l’on vous assène le sempiternel : « C’est pour un garçon ou une fille ? » Rebondissez plutôt par « Qu’est-ce que l’enfant aime ? ». Un bond pour l’humanité. Encore faudrait-il savoir pourquoi l’enfant aime ceci plutôt que cela.
Pour aller plus loin, dans le genre
Si vous désirez poursuivre la réflexion, voici quelques références :
Des livres
➡️ Le titre de cet article s’inspire de celui du document réalisé par Francine Descarries, professeure à l’Université du Québec à Montréal et fondatrice du Réseau québécois en études féministes. Elle a participé en 2013 à l’élaboration de : Les livres et les jouets ont-ils un sexe ?
➡️ Le rose et le bleu : La fabrique du féminin et du masculin, par Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Emmanuelle Berthiaud, sorti en décembre 2015.
➡️ LA bible sur le question, Trouble dans le genre, essai philosophique de Judith Butler, mars 1990.
➡️ Et plus récemment en septembre 2020 est sorti Genre et marketing, l’influence des stratégies marketing sur les stéréotypes de genre, rédigé par Florence Benoit-Moreau et Eva Delacroix aux éditions EMS, 2020.
Des vidéos
Et vous, faites-vous attention au genre quand vous achetez un cadeau ? Racontez-nous une anecdote.


2 Comments
Dark Guil
Magnifique article (écrit en duo garçon/fille?).
Un immense pavé (masculin) dans la mare, une grosse claque (féminin) dans la gueule.
Vous l’avez très bien décrit : tout est tellement ancré en profondeur, c’est vraiment compliqué à changer. Mais quelque part, je serai dégoûté le jour où le business comprendra qu’ils feront plus de chiffres en cassant les codes et que ne plus faire du genré, c’est bon pour les affaires (la nouveauté, c’est toujours attrayant pour les gens). Pour moi, le changement se fera seulement par l’argent malheureusement.
Pour les jeux de société, c’est tout à fait vrai aussi et ne nous mentons pas au-delà de certaines illustrations sexistes: il y a les thèmes qui sont aussi très masculins ou très féminins, que ce soit jeux adultes ou jeux enfants.
Je rêve d’une expérience : si pendant des années, on forçait les tout petits à aimer le contraire. La l’action pour les filles, les princesses pour les garçons. Puis on regarderait ce que tout cela entraînerait…
merci pour cet(te) article !
Mickael
J’aimerais savoir quels sont les thèmes masculins et féminins autour desquels on ne devrait pas se mentir ?
Ça m’intrigue.
L’article est, comme toujours, intéressant. Merci Gus !
Déconstruire tout ça passera certainement par le débat et l’éducation mais aussi par la législation.