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Les puzzles, le comeback chamboulé de ce champion des confinements

Pendant les confinements, les puzzles sont redevenus tendance. Retour sur une activité ludique devenue phénomène de société.


En mars 2020, lorsque le gel hydroalcoolique le papier de toilette, la farine, la levure, les oeufs, les pâtes et le beurre se sont évaporés des rayons de supermarché, il y a eu un autre produit qui a suscité une razzia : les puzzles. Auparavant considérés comme has-been par certains, soudain, avec les confinements de 2020, les puzzles sont revenus à mode

Lors des multiples confinements de 2020, les puzzles sont devenus les champions des activités pratiqués à la maison. Qu’ils soient en carton ou sculptés en bois, les puzzles mettent certaines compétences cruciales à contribution. Comme l’observation et la déduction. Ils peuvent également devenir de formidables moyens pour pallier à l’anxiété.

Qu’est-ce qui explique leur engouement actuel ?

Grande histoire pour petites pièces

Les puzzles ont été inventés dans l’Angleterre du XVIIIe par John Spilsbury au début des années 1760.

John Spilsbury fut un cartographe et graveur britannique . Il les a créés à des fins éducatives et les a appelés «cartes disséquées», dissected maps. Vers 1760, le cartographe eut en effet l’idée de découper des cartes représentant différents pays du monde. Et de les vendre ainsi comme moyen ludique pour apprendre la géographie.

“Europe Divided Into Its Kingdoms,” John Spilsbury, 1766

Voyant que les premiers puzzles ont été bien accueillis, Spilsbury a lancé son entreprise et a produit des puzzles sous huit thèmes géographiques : le monde, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Angleterre et le Pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse. Ces premiers puzzles étaient populaires auprès des ménages aisés, y compris la famille royale britannique.

Il faut relever que nous sommes alors en pleine période d’expansion impériale et coloniale britannique. Utiliser les cartes, et jouer avec, s’aligne tout à fait avec l’agenda impérialiste de l’Angleterre du XVIIIe siècle. On pense alors que les cartes inculquent le « nationalisme » à la population.

Les premiers puzzles se faisaient en peignant une image sur la surface d’une fine planche de bois, en acajou ou en cèdre. Image que l’on découpait ensuite à l’aide d’une scie à chantourner, appelée jigsaw en anglais.

Une scie à chantourner est une petite scie à pédale ou électrique. On l’utilise pour couper des courbes complexes en bois, en métal ou autres matériaux. La finesse de sa lame lui permet de couper des pièces de manière fine et délicate. Ce type de scie est capable de créer des courbes avec des arêtes en faisant pivoter sa table. Et donc, à l’époque, de créer des puzzles.

D’où le terme d’origine désignant un puzzle, jigsaw puzzle, le mot anglais puzzle signifie une énigme ou un casse-tête.

Les puzzles faisaient également partie de la culture des cadeaux développée à Noël au début du XIXe siècle. Les puzzles étaient alors considérés comme à la fois instructifs et amusants.

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Au milieu du XIXe siècle, l’industrie du jouet pour enfants s’était développée de manière considérable. Les jeux non didactiques commençaient à se vendre plus que les jeux éducatifs. Ce fut le cas des puzzles. C’est à ce moment que le marché des puzzles a commencé à changer. C’est dans le dernier quart du XIXe siècle que les puzzles se sont répandus dans les familles, mais pas que.

À partir des années 1870 et de manière plutôt lente, les puzzles ont gagné en popularité en tant qu’activité divertissante pour les adultes. Ils ne sont alors plus seulement considéré comme des jouets éducatifs pour enfants.

1907-1911 : le tout pemier engouement pour les puzzles

Le premier «engouement» de puzzle commercial aux États-Unis a duré de 1907 à 1911. La popularité des puzzles a augmenté à un rythme effréné à Boston et dans le nord-est des États-Unis. Un titre du New York Times de mai 1908 proclamait « New Puzzle Menaces the City’s Sanity. » Ou comment les puzzles menaçaient la santé mentale de la ville. Mais bien sûr…

Parmi les « puzzlistes » notables de ce tout premier engouement figuraient le président américain Theodore Roosevelt, le tsar Nicolas II de Russie et le financier JP Morgan (qui a inspiré la figure moustachue du… Monopoly). 

Une grande partie de la « haute » société de l’époque s’amusaient ainsi à recomposer des paysages, des trucs, de bidules.

Il faut relever que les puzzles à cette époque étaient plus accessibles aux catégories socio-économiques favorisées. La plupart des puzzles coûtaient alors 1 cent par pièce, donc 4 $ pour un puzzle de 400 pièces. Pour l’époque. Cela peut paraître peu aujourd’hui. Mais c’était à un moment où le travailleur américain moyen ne gagnait que 12 $ par semaine. Les puzzles étaient donc hors de portée de la classe ouvrière. Les bibliothèques se sont mises alors à prêter des puzzles aux couches plus populaires.

Les puzzles à cette époque présentaient fréquemment des images du Japon et d’Europe, des scènes de parade nuptiale ainsi que des illustrations d’art d’artistes populaires.

L’obsession grandissante des puzzles du début du XXe siècle semble avoir quelque chose à voir avec sa fonction psychologique. Les gens se sont immergés dans la réalisation d’un puzzle. De quoi leur offrir une certaine distraction des problèmes de la vie. Même si le début du XXe n’était pas une période marquée par un chômage élevé ou un stress national. Au fur et à mesure que l’obsession grandissait, les gens exigeaient des puzzles de plus en plus difficiles. Avec des bords fantaisistes, aucune image de couverture ou des images des deux côtés.

Pendant cette période, certains grands fabricants de jeux et de jouets ont profité de cet engouement pour les puzzles, notamment Parker Brothers. Le fabricant de jeux Parker Brothers, fondé en 1883 aux US, a produit des puzzles dans une variété de styles, y compris la découpe imbriquée, non imbriquée et en ligne de couleur. Leur contribution la plus importante a été la vulgarisation des pièces figuratives, des pièces de puzzle qui ressemblaient à des objets reconnaissables.

Ce sont les puzzles qui ont fait le tout premier succès des Parker Brothers, avant l’émergence du Monopoly qu’ils ont signé avec son « inventeur » Charles Darrow.

Ce premier engouement pour les puzzles ralentit toutefois vers 1911, sans aucune explication directe. Les puzzles ont cependant maintenu une popularité constante tout au long des années 1910 et 1920. 

L’engouement pour les puzzles est cependant revenu de manière vigoureuse dans les années 1930, lorsque les Américains cherchaient avec l’énergie du désespoir à être soulagés de problèmes économiques liés à la Grande Dépression.

1932-1933 : le deuxième engouement pour les puzzles

Tout comme les films et l’industrie du divertissement ont gagné en popularité pendant la Grande Dépression, les puzzles ont également fourni des divertissements abordables au grand public. 

Réaliser des puzzle offrait un sentiment d’accomplissement qui était difficile à trouver lorsque le taux de chômage grimpait à l’époque au-dessus de 25% aux US, voire bien plus dans certaines industries. Avec des revenus familiaux épuisés, les divertissements à la maison comme les puzzles ont remplacé les divertissements extérieurs comme les restos et les boîtes de nuit. Et au contraire du tout premier engouement pour les puzzles, pendant les années 1930, des personnes de tous les milieux économiques ont commencé a y avoir accès.

Dans les années 30, on pouvait trouver des puzzles partout aux US ! Dans les kiosques à journaux, dans les magasins, dans les films, dans les journaux, les chansons, les livres et dans les salons de tout le pays.

En juin 1932, la Prophylactic Brush Company du Massachusetts offrit un puzzle de 50 pièces aux acheteurs de leurs brosses à dents. La promotion a été un succès retentissant, entraînant une énorme augmentation des ventes (de brosses à dents). Des centaines, voire des milliers, d’autres entreprises ont emboîté le pas et ont commencé à inclure des puzzles comme incitations à acheter leur produit. Pas folle la guêpe.

Le passage du bois au carton a réduit le coût des puzzles de manière considérable. Ils pouvaient être à présent fabriqués de manière beaucoup plus rapide, en utilisant une découpe standard au lieu d’être découpée à la main. Cet aspect de production s’est révélé essentiel et significatif dans le changement de l’histoire du puzzle. Dorénavant, les puzzles n’étaient plus réservées aux couches les plus aisées de la société.

À la fin de 1932, plus de 200 entreprises produisaient des puzzles prédécoupés, dont la plupart étaient destinés à la publicité en guise d’incitation commerciale. Achetez ceci, recevez cela. En février 1933, l’industrie du puzzle aux US produisait plus de 10 millions de puzzles par semaine, et plus de 7 millions d’entre eux étaient des puzzles utilisés et offerts à des fins publicitaires. Les puzzles étaient alors devenus des supports de communication.

En général, les images présentes sur les puzles de La Grande Déprssion offraient des paysages nostalgiques, romantiques et exotiques, un « antidote » pour les moments difficiles : des paysages marins, des chalets, des phares, des stars de cinéma ou des événements historiques marquants.

L’engouement pour les puzzles s’est ralenti en 1933, à peu près au même moment où l’économie américaine est repartie. Les gens ont repris confiance en l’avenir, leur « dépendance » aux puzzles s’est calmée.

Et près d’un siècle plus tard, en 2020, les puzzles font leur grand retour !

Comment les puzzles sont fabriqués aujourd’hui

Le temps de découper les puzzles en bois à la scie semble aujourd’hui bien lointain. Désormais, la production de puzzles est complètement modernisée et très variable. La plupart des fabricants collent l’image souhaitée sur une feuille de carton, qui est ensuite introduite dans une machine qui crée les formes imbriquées en appuyant avec des lames en acier précises. 

D’autres entreprises utilisent des technologies plus avancées tels que les lasers pour créer des pièces uniques. La force de la découpe au laser permet également d’utiliser facilement un matériau plus durable, comme le bois dur ou l’acrylique.

2020, la pandémie et les puzzles

Au printemps 2020, lorsque les premiers confinements ont enfermé de nombreux pays en raison de la pandémie, la demande en puzzles a augmenté de manière significative !

Les fabricants de puzzles ont vu leurs ventes augmenter de 300 à 400%. Et ce qui devait arriver arriva, en raison de la pause de la production liée à la pandémie et la forte demande, les stocks se sont vite écoulés.

Alors que 2020 ne veut pas finir, et encore moins la pandémie avec 1d6 vagues consécutives qui vont encore s’étendre en 2021, le confinement, les confinements ne sont pas près de cesser. Vous avez kiffé 2020 ? Vous allez adorer 2021…

Le caractère extraordinaire de se voir enfermés chez soi a suscité une envie de se débrancher des réseaux sociaux. Les informations qui nous rappellent à notre contexte compliqués sont anxiogènes. Comment les éviter ? L’une des manières de se retrouver devant une activité est de s’échapper quelques instants de cette situation. Faire des puzzles devient idéal !

Après tout, il n’est pas surprenant que les puzzles comme moyen d’échapper à des problèmes majeurs de société se produise en 2020. Il y a eu des précédents historiques. La dernière fois que l’intérêt pour les puzzles a augmenté fut donc pendant La Grande Dépression. Une époque avec de nombreux parallèles avec le présent : entreprises fermées, chômage endémique, familles inquiètes pour l’avenir, précarisation, longues files d’attente devant les distributions alimentaires.

Il n’est pas difficile de voir les parallèles entre la soif de puzzles pendant la Grande Dépression et aujourd’hui. Il semble que chaque fois que beaucoup de gens se retrouvent au chômage, coincés à la maison ou avec un sérieux besoin d’un divertissement et d’un soulagement du stress, les puzzles gagnent en popularité.

Les puzzles ? Et pourquoi maintenant?

brown puzzle pieces

L’historienne Anne Williams s’est intéressée aux puzzles et le parallèle qui existe entre la crise sanitaire que nous traversons et la Grande Dépression qui a secoué les années 30. L’historienne s’attarde sur les raisons qui démontrent pourquoi les puzzles peuvent devenir si passionnants en période de troubles et d’importants bouleversements sociétaux. Les puzzles représentent un moyen de contrôle, et également un moyen de relever un défi et d’être capable de le résoudre. On n’en dira pas tant de la réalité.

Un sondage réalisé en 2018 pour le compte de l’éditeur allemand de jeux Ravensburger a révélé que 59% des personnes interrogées trouvaient les puzzles relaxants, et 47% comme moyen de réduire son stress. On constate ainsi que les puzzles offrent un certain bienfait sur la santé mentale et sur la santé en général. Le stress n’étant jamais « bon conseiller » sanitaire.

L’un des aspects bénéfiques des puzzles est son aspect de progression. On commence, on avance, et si soudain on reste bloqués, quelques secondes, minutes, heures ou jour sur deux pièces à assembler, le métier reste sur l’ouvrage. On va, on doit continuer. Cette difficulté engendre un défi, qu’on prend un malin (c’est le cas de le dire) plaisir (c’est aussi le cas de le dire) à résoudre. Parfois, bloqués, on finit par être frustrés. Et on le sait bien, pour jouer heureux, jouons frustrés !

Tout comme dans la vie, un obstacle rencontré dans un puzzle peut sembler insurmontable. Puis soudain, avec un regard neuf, un peu de patience et de sang-froid, une solution se présente à nous. Et là, c’est EURÊKA !

Des moments de perspicacité intense surviennent lorsque de nouvelles idées surgissent de manière soudaine dans notre conscience. Cela contraste avec la pensée analytique, progressive, lente, étape par étape, qui utilise une pensée consciente et délibérée. Il y a un instant, nous ne connaissions pas la solution à un problème. Une seconde plus tard, nous y parvenons. Quelle pièce du puzzle va où, quel suspect est en réalité le meurtrier, quelle solution correspond à quelle énigme dans un Escape Game (coucou Unlock).

C’est un moment qui déclenche une certaine charge d’excitation. Mais pourquoi avons-nous besoin de tant de… drame dans nos vies ? Parce que ces situations activent une partie de notre cerveau liée à la récompense.

Une étude récente de l’Université Drexel de Philadelphie nous explique ce phénomène. Trente étudiants ont résolu des anagrammes tandis que les chercheurs ont utilisé l’électroencéphalographie (EEG) pour enregistrer leur activité cérébrale. Très peu de temps après l’activité, le gyrus frontal moyen droit, situé près du front, a indiqué un moment de compréhension. L’activité s’est ensuite produite dans le cortex orbitofrontal, au-dessus de l’œil, qui est responsable du traitement des récompenses. Une telle activité est associée à la volonté et au désir. Ou autrement dit, à la motivation.

À chaque fois qu’on assemble des pièces de puzzles, notre cerveau libère un petit shot de dopamine, l’hormone de la motivation. Faire un puzzle constitue donc un shot plus ou moins long et constant de cette hormone bénéfique.

Par ailleurs, un puzzle peut nous aider à éviter de se sentir mal, en occupant les mêmes voies neuronales que nous réservons à l’anxiété. En se concentrant sur les pièces à assembler, nos écartons nos soucis pour un temps plus ou moins long. 500, 5’000 ou 50’000 pièces ? Neuf mois après le début de la pandémie, les pénuries de puzzles se sont atténuées. Mais l’anxiété persiste, et les annonces de mesures prises par les gouvernements n’aident pas. Les puzzles restent très populaires.

Rajoutez enfin aux puzzles la faculté de se plonger dans un certain état méditatif.

Petit bambou. En puzzle de 500 pièces

Rester figé devant une collection de pièces à assembler peut nous embarquer pour une méditation et un état de pleine conscience : ici, et maintenant.

Il y a eu plusieurs études sur les effets cognitifs des puzzles et ses fonctions méditatives. L’une a conclu que l’activité recrute de multiples capacités cognitives visuospatiales et représente un facteur protecteur du vieillissement cognitif visuospatial. Le Dr Abigael San de la British Psychological Society y voit une activité de pleine conscience classique. Se concentrer sur les détails, prendre le temps de se détendre, avoir un objectif sans pression.

Toutes ces pratiques sont bénéfiques et vont à l’encontre de l’anxiété que nous pouvons ressentir en ce moment en pleine pandémie. Cela nous donne un sentiment de contrôle dans une situation chaotique. Le monde est imprévisible, alors qu’un puzzle est… certain. Tant que personne n’a perdu une pièce. Et là, c’est le drame !


Des puzzles pour s’y mettre

La boutique de jeux Philibert vous propose quelques puzzles qui peuvent vous donner envie, pour adultes & enfants :


Et encore une chose

Voici une courte vidéo de réalisation d’un puzzle de 42 000 pièces en time lapse. Hallucinant ! Ca donne le tournis.


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Et vous, quelle relation entretenez-vous avec les puzzles ? Est-ce que vous vous êtes mis à en faire en 2020 ?

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