Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Le group-think, la plaie des jeux coopératifs. Et comment l’éviter

L’union fait la force. Mais pas toujours. Comment le group-think fait prendre les mauvaises décisions.


Anectode

C’est une histoire qui vient tout juste de m’arriver. Et je pense que vous devez également en avoir de semblables. Nous sommes en train de développer un serious game pour un département à Genève. Lors d’une séance de travail avec le client, une séance réunissant plus de 10 personnes, l’une d’entre elles a lancé une idée qui allait tout changer notre travail. OK, pourquoi pas. Mais l’idée était, comment dire, moisie. Il faut rajouter que la personne qui a donné l’idée était la responsable du projet, sans aucune expérience en game design. Et tout le monde a suivi. Pas nous. Un bel exemple de group-think.

Comme il s’agissait du client, il nous a été difficile de le contredire. Après tout, c’est lui qui a le mot de la fin, qui signe, qui paie, qui lance le projet. Tout le monde était d’accord pour dire que c’était une meilleure idée. L’idée allait être entérinée, quand soudain, une personne s’est élevée pour dire que non, au final, l’idée n’était pas aussi bonne. Qu’il fallait revenir en arrière, et retenir la nôtre, celle sur laquelle nous avions travaillée plusieurs heures, celle que nous avions proposée.

S’il n’y avait pas eu cette voix, dissonante, nous aurions dû garder l’idée du groupe, et tant pis.

Group-think

Le group-think, ou pensée de groupe, vous connaissez certainement, si vous avez des réu, ou s’il vous arrive de devoir décider d’un truc, d’un bidule en famille, entre potes. On va où ? On fait quoi ? On sort où ? On décide quoi ? Si dans les milliers de décisions que l’on prend chaque jour la plupart sont sans trop de conséquences, à moins d’occuper un poste à haute responsabilité, on décide souvent seul, parfois dans l’urgence, souvent au moment-même. Et parfois, on discute, on décide ensemble, en famille, entre potes, entre collègues.

La pensée de groupe est un mécanisme bien connu, et craint, quand un groupe de personnes bien informées peuvent prendre des décisions erronées. La raison principale repose sur le postulat que les groupes exercent une pression psychologique sur les individus pour qu’ils se conforment aux opinions de la majorité.

Comment des gens intelligents peuvent-ils se réunir et arriver à des conclusions… foireuses, au mieux ? Tout tient sur 3 raisons principales, nous dit Colin Fisher, Maître de Conférences Organisations et Innovation à UCL sur le site The Conversation.

Restons groupés

Premièrement, tous les humains veulent ressentir un sentiment d’appartenance avec les autres. Nous aspirons à appartenir, à une tribu, un groupe. Nous cherchons à être accepté, à être approuvé, de manière consciente ou inconsciente.

Donner son avis, parfois dissonant, pourrait alors représenter une « menace » potentielle pour ce désir de lien social et d’appartenance. « Ce que tu dis est différent, tu ne nous ressembles pas ». On préfère donc garder son avis pour soi, pour ne pas aller à l’encontre du groupe.

Mais, lorsque tous les membres font cela, cela a pour effet de biaiser la discussion de groupe vers les domaines de similitude, évinçant les différences et les désaccords potentiels.

Vizir à la place du vizir

Deuxièmement, dans tout groupe, il y a une certain hiérarchie, consciente ou inconsciente, qui s’immisce dans les discussions et les processus de prises de décisions. Les « dirigeants », ceux ou celles qui assument un certain pouvoir, au sein du groupe, de l’institution, de la famille, du cercle de potes, exercent une certaine part d’influence sur le groupe. Si ils ou elles donnent leur avis, la probabilité qu’on le réfute est faible. Et vice versa.

Et si vous voulez découvrir qui sont les personnes qui incarnent ce rôle, il suffit de regarder qui commence à parler en premier, qui ouvre la séance. C’est cette personne-là qui détient le pouvoir.

Tout est bon dans le mouton

Enfin, troisième raison, nos préférences, nos idées, nos avis, pour entrer en concordance avec ce que nous percevons comme l’opinion majoritaire, se moulent au groupe. 

En d’autres termes, lorsque nous n’avons pas une vision claire de notre propre opinion, nous adoptons celle des autres membres, et souvent, sans même le savoir. Une fois que nous adoptons cette préférence, tout ce qui est alors discuté va devoir traverser cette lentille. Et nous allons peu à peu consolider cet avis. Nous faisons soi ce à quoi les autres pensent. Panurge, les moutons, tout ça. Rabelais se méfiait déjà du group-think au XVIe siècle…

Séries, films, jeux. Comment le groupe nous influence

Nos préférences en matière de séries, de livres, de manga, de musique et de jeux sont souvent influencées par les groupes.

Nous avons ce mythe selon lequel nous, individus, prenons des décisions personnelles, uniques. Mais en réalité, nos goûts sont façonnés par des forces sociales. Si on voit ce que les autres disent, achètent, évaluent un jeu, les fameuses étoiles au XXIe siècle, nous tombons alors dans la validation sociale. Si les autres apprécient, ou pas, c’est que ça doit être bien, ou pas.

Nous sommes des créatures sociales. Si tout le monde joue à ce jeu, c’est bien de pouvoir aussi y jouer et de participer à la discussion, à l’engouement. En outre, c’est un raccourci naturel de l’énorme surcharge de choix auxquels nous sommes confrontés, et plus que jamais dans un marché du jeu de société encombré.

Group-think et jeux coopératifs

Dans la vaste majorité des jeux coopératifs, on se retrouve à devoir gérer une situation pour s’en sortir et remporter la partie, ensemble, au risque de la perdre, ensemble. Les jeux coopératifs sont de la gestion de problème, à plusieurs, et sans autre conséquence que de perdre la partie.

Tout jeu coopératif, à moins d’y jouer en solo, et c’est aussi possible, surtout depuis la pandémie, demande qu’on discute, ensemble, des meilleurs stratégies, des meilleures actions à prendre pour résoudre le jeu et remporter la partie.

Puisque c’est dans l’air du temps, prenez par exemple une partie de Pandemic. Où aller ? Qui fait quoi ? Qui s’occupe de quelle épidémie dans quelle ville ?

Dans les jeux coopératifs, on doit faire face et apprendre à gérer deux aspects : le jeu, en soi, bien sûr, et le groupe. Qui dit quoi, à qui, sur quoi, et comment.

L’un des soucis majeurs et inhérents aux jeux coopératifs, et vous le connaissez sans doute pour l’avoir déjà souvent rencontré, c’est ce qu’on appelle le king speaker, ou l’alpha player. Autrement dit, la personne qui impose sa vision, ses stratégies, qui prend le contrôle de la partie et qui dit aux autres quoi faire, où aller, comment jouer. C’est souvent pénible et finit par générer des tensions à la table et poussent certaines personnes à se désinvestir de la partie.

L’autre défi à relever dans tout jeu coopératif, et c’est le sujet du jour, c’est le group-think. Dès qu’on se retrouve à 4 personnes au moins, on peut observer le biais du group-think se déployer à la table. Quand un groupe de personnes bien informées peuvent prendre des décisions erronées.

Dans les jeux coopératifs, de la résolution de problème, si le mécanisme de group-think s’insinue dans les prises de décisions d’actions, qui fait quoi, quand et comment, on frise la catastrophe. Pourquoi ? Car les décisions sont loin d’être les meilleures. La dynamique de ce biais fait qu’au final, on choisit certaines actions, pas pour leur intérêt ou qualité stratégique, mais pour répondre à des impératifs du groupe et répondre à l’un ou l’autre aspects.

Le group-think, pernicieux, devient alors un problème en soi à gérer, en plus de tout le reste auquel on est confronté pendant la partie. Vous souvenez de votre dernière partie de Paleo ou de Pandemic ? Est-ce que vous avez senti le group-think s’immiscer dans vos prises de décisions ?

Comment éviter le group-think ?

Pour tenter d’éviter le group-think et augmenter ses chances de réussite à sa partie de jeu coop, il faut commencer par penser centrifuge. Autrement dit, par énumérer toutes les options, les actions possibles. Tout en différant le moment du jugement, du centripète.

Le centrifuge, c’est quand les idées partent dans tous les sens. Le centripète, c’est quand on ramène ces idées vers le faisable, le concret.

Lors de la phase centrifuge, tous les membre du groupe devraient participer et donner le plus d’idées possible, ceci pour éviter les alpha, pour éviter que des hiérarchies et influence se créent et viennent fausser le jeu (c’est le cas de le dire). Toute idée est bonne à prendre. Pour le moment. Ces idées ne doivent pas être jugées, et même si elles ne plaisent pas à tout le groupe à l’unanimité, le fait de les entendre permet déjà d’éviter de les voir tues par pression du group-think.

Une fois toutes les idées énoncées, c’est à ce moment qu’on entame la seconde phase, la centripète. C’est à ce moment qu’on soupèse, analyse, réfléchit. Quelle action a quelle conséquence sur la partie ? Laquelle est la plus pertinente ? Tout en veillant à donner la parole à tout le monde, et pas juste à 1-2 personnes à la table, qui risquent de monopoliser la parole et la prise de décision, en exerçant alors une certaine influence.

L’une des autres stratégies efficaces, c’est d’assigner à quelqu’un le rôle d’anti-group-think. De lui conférer le rôle d’avocat, ou d’avocat « du diable », de lui demander d’avoir une vision méta. Non pas sur les décisions en soi, mais sur la dynamique de prise de décision. Qui décide quoi, et comment.

Cette personne devrait écouter le groupe, et s’assurer que les choix pris l’ont été par tout le monde, et de manière rationnelle. Au final, que le group-think ne se soit pas immiscé dans la discussion.

Pour finir, voici deux courtes vidéo qui pourraient vous intéresser sur le sujet.

Et vous, avez-vous déjà été confronté au group-think dans l’une de vos parties de jeu coopératif ? Que s’est-il passé ? Et comment avez-vous géré ?

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7 Comments

  • Jorge CASTELLS

    Bon article!

    D’allieurs, je suis très surprise que vous avez utilisez un photo d’une jabega!? Vous le connaissez où c’est un photo de stock? Je ramais a l’époque, j’aimerais bien voir si j’en peux trouver.

  • ouazabi

    Très intéressant cette méthode « centrifuge-centripète » 🙂 Merci ! N’oublions pas la Communication Non Violente (ne nous trompons pas: il ne faut pas être violent.e pour s’y intéresser ! x’D Malheureusement, cette croyance a la vie dure…)

  • Jem

    Encore un article très instructif, merci.
    Une question/remarque : pourquoi employer des termes anglais à tout bout de champs quand l’equivalent existe dans notre langue : pensée de groupe, c’est un terme limpide. Idem pour joueur alpha.

      • Jem

        Tout à fait. Comme 10% de la langue francaise d’ailleurs. Sauf qu’il s’agit d’apports antérieurs fondateurs, pas de termes rapportés à posteriori par appauvrissement/effet de mode/simplification.
        Mais c’était une taquinerie de votre part, totalement ad hoc 😉

        • Gus

          Bon et sinon, à part faire le service de sécurité de l’Académie Française, vous en pensez quoi du sujet de l’article ? Ça vous arrive aussi en partie ?

  • Bourgeois

    Bonsoir,
    Je suis adepte des jeux coopératifs en tant que maman notamment.
    Alors oui, c’est mega délicat de ne pas tomber dans le « c’est tjrs le même qui parle et finalement décide »… J’essaye tant bien que mal une stratégie pour éviter cela en faisant un « un tournus de décision ». Chaque joueur a tour de rôle, prend la décision finale de qui-quoi-comment et où… et après… vogue la galère. Le jeu finalement est un concentré de vie en société et de ses apprentissages: on partage, on négocie, on fait des trucs qu’on voulait pas et puis on survit. On s’exprime avec plus ou moins de clarté. On avance. On recommence. On perd et finalement c’est pas grave. On peut recommencer pour la « Xieme fois »’une partie d’Andor parce que la, c’est la dèche…
    Certes pas tjrs facile facile mais les jeux apprennent la patience et la douceur envers soient les autres.
    Sinon ben, le jeu coopératif étant par définition un jeu, reste éventuellement la solution de réfléchir et négocier les règles de communication et d’écoute en amont de la partie.
    Souvent je remarque aussi que ce qui fait la difficulté d’un jeu est souvent que les implicites de départ n’ont pas été discuté: ce qui est une évidence pour l’un ne l’est ps pour l’autre.
    Pourquoi alors ne pas mettre des mots en début de partie avant de jouer, histoire d’adhérer à un pack commun qui permettent d’éviter les écueils dont tu parles plus haut…
    Voilà.
    Bref… J’espère avoir été un peu clair…
    Merci encore pour ces articles super intéressants
    Bonne soirée

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