Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Spécial Journée des Droits des Femmes. Le genre dans les règles des jeux de société

Comment les règles de jeux de société reflètent le genre. Une analyse quantitative des 40 meilleurs jeux sur BGG.


Genre et règles de jeux

Nous sommes le 8 mars. Pour célébrer la Journée Mondiale des Droits des Femmes (c’est quand même dingue qu’on ait besoin d’un jour spécial pour cette cause. Si elle a lieu, c’est qu’il se passe quand même un truc étrange dans notre société, non ???), nous vous proposons de nous intéresser aujourd’hui sur le genre dans les règles de plusieurs jeux de société, pour voir quelle image le langage de ces règles renvoie du genre. Cet article fait écho à notre article de 2017 qui a fait coulé beaucoup d’encre numérique à l’époque, sur l’écriture inclusive dans les jeux de société.

À la suite de cet article, de nombreux commentaires se sont avancés pour affirmer que l’utilisation du « il » et du « joueur » dans les règles des jeux de société en français ne dérangeait pas. Que l’omniprésence du masculin était en réalité une utilisation non genrée de la langue. Le masculin, comme une valeur « par défaut » de la langue française, une valeur neutre et non genrée.

C’est un argument courant parmi les grammairiens et universitaires, mâles, que les pronoms masculins sont censés être… neutres. Peut-être. En pratique, le pronom masculin a tout de même des connotations masculines. 

Il faut dire que ce débat est loin d’être fini, dans les jeux de société et dans la société, en général. Il agite depuis quelques semaines notre paysage médiatique national suisse, avec la RTS. Début février 2021, la RTS envoie par e-mail à ses employés et employées une charte de bonne conduite à l’oral en ce qui concerne les genres : les collaboratrices et collaborateurs sont fortement invités à utiliser un langage inclusif. Et ça commence à chauffer !


Jeux, je, genre et écriture inclusive

Si en anglais les règles du jeu sont pour la plupart non genrés, parce que des termes tel que « gamer » ou « player » ou sont neutre en effet, cette langue utilise toutefois des pronoms, souvent genrés, eux : he, il, his / her, son ou sa, she, elle, ou him / her, lui ou elle. En français bien sûr, c’est encore plus délicat, il faut bien utiliser un genre, masculin, féminin ou les deux. On se réfère alors à un joueur, à une joueuse. Parfois l’un, souvent l’un, rarement l’autre ou les deux. Mais surtout, au-delà de cette analyse, évidente, ce qui est intéressant c’est le débat de société autour du jeu de société suscité par la question de l’écriture inclusive. Pourquoi le langage inclusif de genre dans les règles des jeux de société fait-il débat ?

Commençons par nous intéresser aux jeux. Pour approfondir la question de l’inclusion du genre, en décembre 2020, le site Analog Game Studies a étudié en détail et de manière quantitative fine la situation actuelle des règles des jeux de société les mieux classés selon les utilisateurs et utilisatrices la plateforme web américaine Boardgamegeek. En jetant ce regard quantitatif et méthodique sur les règles des 40 meilleurs jeux listés, nous pouvons nous demander dans quelle mesure ces règles trouvées dans ces 40 meilleurs jeux sur BGG sont inclusifs. Après avoir épluché leurs 700+ pages de règles, et sans surprise, l’étude en est arrivé à la conclusion que pour la très grande majorité d’entre eux, en anglais en tout cas, nous pouvons trouver des exemples limités de pratiques langagières inclusives, avec une nette dominance de pronoms masculins his, him.

Quel est l’impact de la représentation, de la langue et des images du genre dans les jeux de société ? Les règles de jeu peuvent déterminer comment les joueurs et joueuses vivent un jeu. Les règles agissent comme une sorte de mécanisme de contrôle d’accès. Des règles mal rédigés, et il y en a beaucoup, confuses et vagues peuvent briser l’immersion et empêcher le plaisir du jeu.

Si les règles sont cruciales dans l’expérience du jeu, elles le sont également dans les messages et les images qu’elles projettent du genre et de la société. Inclusion ou exclusion ? Une représentation négative persistante ou limitée des femmes dans les jeux de société, que ce soit sous forme d’images, de personnages jouables ou de pronoms dans un livre de règles, peut rendre certaines femmes réticentes à participer à ce loisir. À force de ne voir que des hommes partout et tout le temps dans le jeu de société, en représentation et dans la langue, les femmes pourraient se sentir exclues.

La langue est un système de pouvoir. D’un point de vue social, il construit, donne du sens et a donc le potentiel d’affirmer ou de nier la personnalité. Si les individus sont présentés dans des espaces linguistiques tels que les règles de jeu, qui peuvent utiliser un langage qui les inclut, ils seront plus susceptibles de s’engager dans ces communautés.  

Ce que cette fine et méticuleuse analyse de décembre a pu déterminer sur les règles des 40 meilleurs jeux classés sur BGG, c’est que :

L’année de publication joue un rôle essentiel dans le classement. Sur ces 40 jeux, 24, donc 60%, sont âgés de cinq ans ou moins.

Ceci est un graphique qui est décrit dans le texte ci-dessus

T. Pobuda, (2020). Top 40 des jeux classés BGG – Année de publication.

Le pays d’origine est également intéressant. Sur ces 40 meilleurs jeux, la majorité des jeux de l’échantillon ont été conçus par des Américains à 35%, l’Allemagne venant en deuxième position avec 28%. Comme il s’agit d’un site américain, c’est plutôt cohérent. Les jeux joués y sont plus souvent disponibles, dans la distribution et dans la langue.  

Le graphique est décrit dans le texte ci-dessus

T. Pobuda, (2020). Top 40 des jeux classés BGG – Pays d’origine (auteur)

Sur la base de la rubrique de notation, l’échantillon de 40 jeux comprend 11 jeux qui ont obtenu un score élevé maximum, ce qui signifie que les règles présentent un bon mélange de représentation des sexes dans le langage et les images. Il y a ensuite 16 jeux avec un score plus bas mais toujours élevé de 75% d’inclusivité. 8 des 40 jeux ont obtenu un 50%. Enfin, 4 jeux atteignent un 25% pour cent. Un seul jeu, War of the Ring – Second Edition (2012), a marqué un zéro sur le langage et les images inclusifs dans ses règles. 

Le graphique est entièrement décrit le texte ci-dessus

T. Pobuda, (2020). Top 40 des jeux classés BGG – scores d’inclusion.  

Ce qu’on observe, c’est que plus un jeu est récent et plus son score d’inclusivité est élevé. Les scores ont tendance à s’améliorer au fil des années. Les jeux de 2002 ont obtenu en moyenne un 1 sur 4. Ceux de 2019 obtiennent plutôt un 4 sur 4. Autrement dit, plus le jeu est récent, en général, plus les règles sont inclusives.

Le graphique est décrit en détail dans le texte ci-dessus.

T. Pobuda, (2020). Top 40 des règles de jeu classées BGG – Scores d’inclusivité par année de publication.

Si en français l’écriture inclusive est plus facile à observer, avec des mots féminins ou masculins, joueuse, joueur, en anglais l’utilisation des prénoms représente le seul indicateur d’une représentation du genre. Sur ces 40 meilleurs jeux, le décompte de ces pronoms en anglais, he, his, him, ou she, her, est plutôt… décapant.

Le graphique représenté ici est entièrement décrit dans le texte ci-dessus.

T. Pobuda, (2020). Top 40 des jeux classés BGG – Fréquence des pronoms de genre

L’analyse linguistique et de l’écriture inclusive est une chose, la représentation de la femme dans ses personnages féminins en est une autre. Sur ces 40 meilleurs jeux, seuls 11 d’entre eux, soit 27,5 %  de l’échantillon, présentent quelques personnages féminins. Ce qui signifie que 72,5%, 29 jeux sur 40 ne présentent aucune imagerie féminine !

Le graphique représenté ici est entièrement décrit dans le texte ci-dessus.

T. Pobuda, (2020). Top 40 des jeux classés BGG – règles avec UNIQUEMENT des images masculines par rapport à ceux avec des images féminines

À relever également, et nous le disons également depuis longtemps, la diversité des auteurs et autrices de jeux de société est déséquilibrée. La forte majorité des jeux sont créés par hommes.

Sur les 40 jeux analysés, 34 ont été conçus par des hommes, blancs, soit 85% des jeux analysés, 4 par des hommes racisés et enfin, sur les 40, seuls 2 jeux ont été créés par des femmes : Nikki Valens pour Mansions of Madness: Second Edition (2016) et Elizabeth Hargrave pour Wingspan (2019).

Le graphique représenté ici est entièrement décrit dans le texte ci-dessus.

T. Pobuda, (2020). La diversité des concepteurs de jeux dans le Top BGG 40

Conclusion

Alors que faire de toute cette analyse ? Ce qu’on observe, c’est que sur les 40 meilleurs jeux listés sur la plateforme, la très grande majorité ne sont, d’une manière ou d’une autre, très peu inclusifs. Ils présentent peu de personnages féminins, dans leur imagerie et langage, et encore moins dans leur création, avec seulement deux femmes présentes.

 Avec une meilleure représentation inclusive, y a-t-il une chance que plus de gens soient attirés par les jeux de société ? Alors certes, avec la pandémie, en 2020 les chiffres de vente des jeux de société ont explosé ! Mais à force que de ne voir que des jeux et des règles de jeu représentant le genre masculin, on peut craindre que les filles, les femmes se détournent de cette activité, car peu représentée. Les auteurs et éditeurs ont encore beaucoup de pain sur la planche pour changer les (mauvaises) habitudes.

Pour finir sur une note positive, ce qu’on retiendra de toute cette analyse quantitative, c’est que plus les jeux sont récents et plus ils sont inclusifs. Est-ce que cela témoigne et reflète d’un changement de fond de la société ? Avec Black Lives Matter et les mouvements civiques et sociaux de 2020, qui affectent également l’industrie du jeu de société en profondeur, l’inclusivité et la diversité peuvent également profiter de l’élan et des bouleversements, nécessaires. Rendez-vous en 2022 pour en apprécier les développements.

Bonne Journée Mondiale des Droits des Femmes à vous toutes et tous !

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