
Spécial Journée des Droits des Femmes. Pourquoi il y a plus d’hommes que de femmes auteurs de jeux de société
Pour célébrer la Journée Mondiale des Droits des Femmes (c’est quand même dingue qu’on ait besoin d’un jour spécial pour cette cause. Si elle a lieu, c’est qu’il se passe quand même un truc étrange dans notre société, non???), nous vous proposons de republier aujourd’hui deux articles parus sur notre blog qui parlent de la place de la femme dans le jeu de société
Après l’écriture inclusive dans le jeu de société, voici un autre, paru tout récemment en février 2019, sur la place des femmes comme auteures-autrices de jeux de société
C’est parti:
FYI: cet article a été rédigé par un homme, puis relu et validé par l’unE des membres de notre collectif
C’est un constat étrange et peut-être amer
Sur le marché du jeu de société, il y a beaucoup, beaucoup plus d’auteurs masculins. Et peu de femmes auteures (on peut également dire « autrices »)
Combien de femmes auteures pour tous les Bruno Cathala, Uwe Rosenberg, Antoine Bauza, Wolfgang Warsch, Eric M. Lang et consœurs confrères?
Souvent, les « seuls » noms de femmes auteures de jeux sont en collaboration avec des hommes, ou même parfois avec leur mari slash compagnon de vie slash frère
Le cas avec les Markus et Inka Brandt (Exit), les Marie et Wilfried Fort (Mr Wolf), Emely et Lukas Brandt, enfants de (Dard Dard, Mito) ou le tout récent Ceylon et les Chris et Suzanne Zinsli
Ou encore, des noms féminins rattachés à leurs parents. Le cas avec les Hoby et Vienna Chou (My Little Scythe) et les Catarina et Vital Lacerda (Dragon Keeper)
Les quelques femmes auteures de jeux de société se comptent sur les doigts d’une main, max
Et pour se convaincre d’un tel désequilibre, il suffit de se pencher sur le palmarès des As d’Or et des Spiel, les deux prix les plus prestigieux du métier
Certes, ces indications ne sont pas révélatrices des chiffres exhaustifs du nombre d’auteures sur le marché, mais elles fournissent toutefois un aperçu d’une certaine réalité (accablante)
L’As des Couilles
L’As d’Or, remis lors du Festival International des Jeux de Cannes en février-mars, existe depuis 1988. 29 prix en tout, puisque 1991 et 2006 ont été sautés
Si j’ai bien compté, la 30e remise de l’As d’Or aura d’ailleurs lieu dans dix jours, jeudi 21 février
Sur ces 29 prix, seules 3 femmes auteures apparaissent dans la sélection de l’As d’Or ou Super As d’Or avant:
- 1990, avec Véronique Debroise pour son jeu « Fragrances«
- 1999, de nouveau avec Véronique Debroise et son « La Route des Epices » en collaboration avec un homme, Victor Lucas
- 2010, avec Amanda A. Kohout et son « Identik« , en collaboration avec un homme, William P. Jacobson
Et encore, sur ces jeux, deux sont en collaboration avec un homme… Donc un rapport de 1/10. On repassera pour la diversité
Bien entendu, dès qu’on tape dans l’As d’Or pour enfants, sur les 30 ans du FIJ, le nombre d’auteures augmente
Il n’y a qu’à voir les jeux nommés pour 2019. Sur les 11, 4xAs d’Or, 4xAs d’Or pour enfants et 3xAs d’Or pour expert.e.s, on ne trouve aucun nom dans la sélection pour l’As d’Or. Pareil pour la catégorie « expert.e.s ». Mais 3 sur 4 pour l’As d’Or enfants
Est-ce que les femmes en connaissent plus sur les enfants? Un peu sexiste et réducteur, ne trouvez-vous pas?
On pourrait critiquer le jury de l’As d’Or de n’être constitué que d’hommes, et donc de manquer de sensibilité féminine pour nommer et sélectionner un jeu d’une auteure
Et pourtant, non. Parmi le jury de cette année, il y a 3 femmes sur 9. Ce n’est certes pas du 50-50, comme dans la « vraie vie » réelle, mais c’est déjà pas si mal
Mais alors, comment expliquer ce taux si faible de représentation féminine? Est-ce que les jeux créés par des femmes auteures sont moins bons que ceux de leurs homologues masculins?
Le Spiel des Barbes
Si l’As d’Or est LE prix franchouillard, quid du Spiel, germanique et aussi plus international?
Décerné par un parterre de journalistes germanophones spécialisés en jeux de société, le Spiel existe sans interruption depuis 1979. Avec chaque année des nominations en printemps et l’annonce des prix en juillet
Sur les 40 ans de Spiel, on ne compte que quatre noms de femmes auteures. Et encore, 3 d’entre elles sont associées à des hommes
- 1983, Dorothy Garrels pour Scotland Yard, en collaboration avec cinq auteurs masculins, Werner Schlegel, Fritz Ifland, Manfred Burggraf, Werner Scheereret et Wolf Hoerman
- 1985, Suzanne Goldberg pour Sherlock Holmes Détective Conseil, en collaboration avec deux auteurs masculins, Gary Grady et Raymond Edwards
- 2006 (sacré bond dans le temps pour retrouver la prochaine), avec Karen Seyfarth pour L’Aventure Postale, en collaboration avec son mari Andreas Seyfarth
- 2011, avec Susan McKinley Ross, enfin une femme auteure qui remporte le prix toute seule, avec Qwirkle
Et pareil que pour l’As d’Or, dans le Spiel pour enfants, qui n’existe que depuis une dizaine d’années, on retrouve plus de noms de femmes auteures
Mais alors, comment expliquer ce taux si faible de représentation féminine? Est-ce que les jeux créés par des femmes auteures sont moins bons que ceux de leurs homologues masculins?
Les femmes jouent moins que les hommes
Il y a moins de femmes auteures de jeux de société, c’est un fait.
Mais alors, à quoi est-ce dû?
Est-ce que parce qu’on trouve moins de femmes aux tables? Est-ce que les femmes n’aiment pas les jeux de société? Et que donc, elles seraient moins enclines à se lancer dans la création?
Dans notre Bar à Jeux et dans tous nos événements, nous constatons atteindre la parité, voire même une sur-représentation féminine, avec parfois du 70-30
Il vous suffit de regarder les photos de notre dernier Sherlock Live à Genève (1’6K participant.e.s) pour vous en convaincre
Donc non
Le jeu, de société, de rôle, vidéo, n’est pas une activité réservée aux hommes
Mais alors, si les femmes jouent elles aussi, pourquoi ne créent-elles pas plus de jeux de société?
Les femmes sont moins intelligentes
Euh, faut-il vraiment passer un chapitre à démonter cette affirmation?
D’ailleurs, en passant, ce genre d’affirmations crétines et mensongères est une super technique pour remporter des débats. C’est ce qu’on appelle la technique du Gish Gallop, très connue en politique (actuelle et américaine)
Mais alors, si les femmes sont autant intelligentes que les hommes, pourquoi ne créent-elles pas plus de jeux de société?
Les femmes sont moins créatives
Du Gish Galloping encore une fois
Bien évidemment que non
Dans les industries créatives, ciné, musique, art, littérature, bédé, gastronomie, on retrouve beaucoup de femmes
Mais alors, si les femmes sont autant créatives que les hommes, pourquoi ne créent-elles pas plus de jeux de société?
On a enfin trouvé la réponse. Une piste, en tout cas
Avant de poursuivre la lecture de l’article, voici deux petites questions pour vous:
- Quand vous étiez au lycée (ou peut-être l’êtes-vous encore), combien de garçons et de filles y avait-il dans votre classe?
- Et dans votre taf actuel ou précédent, combien de femmes occupent ou occupaient un poste hiérarchique?
S’il n’y a pas plus de femmes auteures sur le marché du jeu société, l’explication tient peut-être dans cet excellent article paru ce jeudi 7 février dans le New York Times
« Pourquoi les filles battent les garçons à l’école et perdent contre eux au bureau »
L’article explique bien que les femmes réussissent mieux à l’école, mais peinent ensuite à occuper des postes de cadres
Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, on retrouve plus de femmes dans l’éducation post-obligatoire, secondaire II (lycée) et III (université)
Je suis enseignant de lycée depuis plus de 20 ans à Genève. Dans toute ma carrière, j’ai pu observer que nos classes étaient toujours composées d’une large majorité d’étudiantEs. Selon les chiffres officiels, pour la rentrée 2018-2019, mon lycée compte plus de deux tiers d’étudiantes
Plus de femmes, donc
Dans la logique, ces chiffres se retrouvent ensuite dans l’éducation supérieure et tertiaire
Tout dépend bien sûr alors des filières. Les écoles d’ingénieurs attireront plus d’hommes, et l’inverse pour les études littéraires et humaines, psycho et socio
Mais alors, qu’est-ce qui manque aux femmes pour se lancer dans la création de jeu?
Des cojones 🍒
Comme l’explique l’article du New York Times, pour qu’une femme se lance dans une carrière, dans une entreprise, dans un poste ou une aventure différente, peut-être plus complexe ou exigeante, elle devra d’abord être sûre d’être parfaite pour ce job
C’est le syndrome de l’imposteur. Les femmes en souffrent beaucoup plus que les hommes, surtout à haut niveau de responsabilité
Tandis que pour la majorité des hommes, tout est une question de courage, de témérité. Les hommes hésiteront moins à se lancer, à briguer un poste « au bluff » ou pour se poser et relever un nouveau défi
Selon l’article encore une fois, les femmes attendront de posséder toutes les compétences et expériences nécessaires pour se lancer
OK, on aurait tendance à vouloir entrer en résistance pour s’opposer à l’article et à sa vision réductrice et très, trop généraliste
Alors oui, ce n’est pas le cas de toutes les filles d’être de frêles créatures mijaurées. Il y a aussi des pionnières, des inventeuses et des championnes en MMA
Et oui, pareil pour les hommes, tous ne sont pas de sombres crétins téméraires ou fonceurs comme le laisse penser l’article
N’empêche
Les chiffres ont la dent dure
Les filles ont de meilleures résultats à l’école, tandis que les garçons finiront par occuper des positions de cadres plus élevées
Tout lien avec les élections présidentielles américaines de novembre 2016 est une pure coïncidence
C’est peut-être même le sens caché de l’article. Comme on le sait très bien, le NY Times a une position très anti-Trump, et l’article a choisi son camp
En novembre 2016, vous aviez d’un côté une femme candidate, ancienne secrétaire d’Etat, en politique depuis plus de 30 ans, épouse d’un ancien président des Etats-Unis en poste pendant 8 ans. Des qualif de ouf
Et de l’autre, un homme n’ayant aucune expérience de la politique. Ni au niveau législatif, il aurait pu être sénateur, comme Obama l’était avant de devenir président, ni au niveau exécutif, comme Clinton justement, gouverneur de l’Arkansas avant de devenir président, Ronald Reagan en Californie, ou George W. Bush au Texas
Rien. Nothing. Nüüt (c’est du suisse-allemand)
Et pourtant, Trump s’est présenté
Pour finir par remporter le vote du collège électoral (mais pas populaire, à 3 millions près). Mais ça, c’est une autre histoire (les Russes, tout ça…)
Quel lien avec le jeu de société?
Pour créer un jeu, il faut se lancer
Tout et toute auteure de jeu passe par plusieurs étapes. De l’idée, à l’envie, au prototypage, aux multiples tests puis enfin au démarchage d’un éditeur, qui représente 50% du travail, comme dirait Bruno Cathala
Il faut croire à son projet, suffisamment pour avoir envie de le porter à bout de bras pendant 1, 2, 3, voire même 8+ ans. L’interview de l’auteur d’Inis chez Matagot en est un parfait exemple
Une solide dose de persévérance, certes, et un côté « fonce! » et « j’essaie ». Et parfois, ça passe, le jeu finit par être édité, grâce à ses qualités, un coup de chance, de bluff ou de réseautage
Si l’on en croit l’article, les femmes auraient tendance à ne pas se lancer, craignant l’imposture. Les hommes, eux, essaieront. Quitte à se planter. Ils auront au moins essayé. Un truc purement « de mec ». La perf, les records personnels
Un méchant déséquilibre, une grosse pression sur les hommes qui osent moins se lancer (ne venez jamais faire du canyoning avec moi, je suis un trouillon. Et je n’assume pas du tout)
Mais alors, comment changer le marché pour le rendre plus inclusif?
On pourrait commencer jeune. En éduquant les filles d’une manière différente
Avez-vous déjà écouté ce que les parents, les adultes disent des filles? « Oh, elle est tellement choue ». « Oh, cette robe lui va si bien ». Les poupées, les cheveux longs, tout ça
On a beau essayer d’être un parent moderne et pas genré, on se cogne souvent aux stéréotypes. Mes parents, les grands-parents de ma fille de 4 ans, n’ont toujours pas compris que ma fille pouvait vouloir autre chose qu’une poupée à son anniversaire, et que mon fils de 5 ans, lui, aimerait aussi pouvoir de temps à temps jouer à la poupée pour s’en occuper
La tendance sexiste existe de vouloir complimenter les filles pour leur apparence ou pour leurs réussites scolaires, intellectuelles. Les petites filles se doivent d’être choues, calmes et intelligentes. C’est un peu le « sois belle et tais-toi »
Elle est loin, l’image véhiculée par une Lara Croft (récente, dans les reboots moins sexuels) forte, téméraire et volontaire
Les garçons, eux, devraient être forts en sport et courageux. Tu seras viril, mon kid
L’inversion des rôles n’est pas une solution
Les garçons ne devraient pas « devenir de petites filles », ou ce qu’on en attend d’elles, et vice versa. Il faudrait juste commencer par soutenir les filles dans leurs tentatives, dans leurs aventures
Aider, accompagner les filles à devenir des femmes fortes, fières, courageuses, qui essaient, quitte à se planter, quitte à essayer
Learning by doing, comme on dit dans la langue d’Alexandria Ocasio-Cortez
Et non d’attendre d’avoir toutes les compétences nécessaires pour se lancer
Il n’est pas question ici de dire aux hommes de se calmer, mais bien aux femmes de se lancer, plus et plus souvent
Vous êtes une femme? Vous avez une idée, un projet pour un jeu de société? Go! Lancez-vous!
Y aura-t-il bientôt une parité sur le marché du jeu de société? Bientôt une sélection pour l’As d’Or et le Spiel à 50-50, voire à 100% féminin?


One Comment
chauchet
Tour d’abord merci pour tous ces articles/tests et ce franc parler qu’on ne présente plus. Je profite de ce topic pour parler de « bad bitches only ». Je ne savais pas où parler de ce jeu mais ce sujet s’y prête à merveille !
Voici un jeu fait par une auteure et qui défend une noble cause , les grandes femmes oubliées (Entre autres), basé sur le succès du très bon time’s up, perso je suis impatient de découvrir !
Le lien ulule pour soutenir le projet
https://mobile.ulule.com/bad-bitches-only/comments/