
Raconte-moi un jeu éco-responsable. L’expérience Feelings
Un jeu produit ici.
Feelings, l’éco-retour
Franchement, si vous deviez hésiter entre un bon jeu fabriqué en Chine, et un autre bon jeu fabriqué plus près de chez nous, de manière éco-responsable, vous choisiriez lequel ? Question facile. Question piège ? Est-ce que l’industrie et la communauté de joueuses et de joueurs de jeux de société s’intéressent à ces questions écologiques ? Peut-être que oui, en fait. La preuve aujourd’hui, avec Feelings.
Feelings, on vous en a déjà parlé à plusieurs reprises. C’est ce jeu de cartes familial qui met en valeur l’empathie et suscite le débat : Tu ressentirais quoi, toi, dans cette situation ?
Le jeu est sorti en 2017, co-créé par le créateur de Dixit, et réédité avec d’autres illustrations et une version à deux en octobre 2020. Un gros coup de cœur chez nous !
Et bien donc, après une absence de plus de deux mois dans les boutiques, Feelings est de retour sur les étagères avec une petite différence toutefois, subtile et pourtant très importante. Pas de changement de graphisme ou de règle cette fois-ci, mais une orientation résolument tournée vers l’avenir : Feelings est à présent entièrement produit de manière éco-responsable !
Vous nous connaissez, sur Gus&Co, ces sujets nous intéressent. Nous avons lancé il y a quelques années le fameux EcoScore des jeux de société. Et pour faire en quelque sorte écho à notre article d’hier, les jeux qui parlent des changements climatiques, nous avons en voulu savoir plus sur cette éco-fabrication. Nous avons alors interviewé Sabrina, chargée de projets auprès de l’éditeur, belge, Act in Games, et Thibaut, son boss. Super intéressant !
Interview
Bonjour Sabrina, Thibaut, merci d’avoir bien voulu répondre à nos quelques questions.
Qu’est-ce qui vous a motivé à passer par une telle démarche d’éco-conception pour votre nouvelle, nouvelle édition de Feelings ?
Thibaut : La question autour de cette démarche est au cœur des préoccupations de Act in games depuis toujours. Aujourd’hui, fort du succès de Feelings en France et grâce au soutien de notre distributeur, nous avons pu financer le surcoût d’une telle démarche !
Sabrina : Dans notre vie personnelle, Thibaut et moi sommes depuis très longtemps engagé·es en ce sens. Dans le projet qui nous a permis de nous rencontrer, à savoir l’association Let’s Play Together, ludothèque nomade basée à Bruxelles, Thibaut a d’ailleurs co-créé un atelier de fabrication de jeux en matériaux de recyclage, que j’ai ensuite animé et développé pendant quelques années. Déjà à cette époque, nous étions sensibles aux liens entre le jeu et la consommation, à la nécessité ou non de posséder pour jouer… Petite anecdote, dans une vie précédente, 20 ans déjà, Thibaut a également développé un serious game autour de l’impact écologique de la mobilité… en collaboration avec Madame Caroline de Blackrock Games, notre distributeur.
Et en réalité, en préparant la commande de ce nouveau tirage, nous avions d’abord pensé uniquement à l’utilisation de papier et carton certifié FSC. Nous avons demandé des devis en ce sens à Fabryka Kart, qui est notre partenaire en Pologne depuis plus de 7 ans. Nous avons appris que leur projet d’usine éco-responsable était à présent finalisé et qu’il leur était désormais possible de produire Feelings de manière entièrement éco-responsable sans que cela ne change quoi que ce soit à l’aspect du jeu tel qu’on le connaissait. Si ce n’est notre coût de production (rires).
Thibaut : Bien évidemment, ce choix n’est qu’une goutte dans la responsabilité environnementale qu’engage une production. En tant qu’éditeur, je me pose beaucoup cette question autour de la fabrication.
Parlez-nous de cette production : lieu de fabrication, matériel, nouvelle structure ou déjà existante, etc.
Thib : Cela fait quelques années que Radek de Fabryka Kart nous parle d’une nouvelle usine résolument tournée vers un autre mode de consommation. J’ai toujours dit à Radek que je soutiendrais son projet dès que possible ! Je ne pense pas que nous soyons les premiers malheureusement (rires !) mais on se contente de la deuxième place pour valider et communiquer sur ce type de production.
Sab : Cette nouvelle usine a été inaugurée l’année passée, et elle est consacrée uniquement à la production de jeux éco-responsables. C’est d’ailleurs la première dans le genre ! Le facteur local a été pris en compte non seulement pour la construction, mais également pour le fonctionnement de l’usine, que ce soit pour l’origine des matières premières mais également pour les intervenant·es dans le processus de fabrication. Elle a d’ailleurs été construite de manière à maximiser l’économie d’énergie, et à utiliser des sources d’énergie renouvelables en récupérant l’eau de pluie, en utilisant des pompes à chaleur et des panneaux photovoltaïques.
En ce qui concerne le matériel, il y a une partie qui est invisible car nous avions franchi le pas dès la première édition de Feelings : à part le plateau de jeu, tous les éléments respectent les standards de Fabryka Kart. Cela signifie qu’il n’y a pas besoin de créer de nouveaux outils qui ne seront utilisés que pour ce jeu. C’est pour cela que ce passage “éco-responsable” ne change rien à la forme des cartes ou de la boîte !
Pour le reste, les matériaux utilisés sont à 100% d’origine végétale et biodégradable : que ce soient les éléments de jeu, le carton d’emballage, les colles, les encres, ou encore le film qui protège le jeu et les cartons de jeux sur la palette. Tous ces éléments sont aussi d’origine européenne !
En ce qui concerne le papier, il est certifié FSC Mixte : c’est-à-dire qu’au moins 70% est issu de forêts certifiées FSC, et donc gérées de manière durable, et que maximum 30% vient d’une source recyclée et/ou qui a été contrôlée.
Et pour le transport, nous nous entendons depuis quelques temps avec Fabryka Kart pour que les camions ne partent jamais sans être remplis, ce qui est possible car d’autres éditeurs distribués par Blackrock Games produisent également leurs jeux chez Fabryka Kart, ce qui nous permet d’optimiser les trajets.
La question qui tue et qui fâche : est-ce plus cher de produire un jeu éco-responsable ?
Sab : Eh bien sans surprise… Oui, bien sûr ! Ici sur une production de 8’000 exemplaires, on doit assumer une hausse de 7% du coût de production du jeu.
Thib : la question du prix juste ne me fâche pas, ce qui me fâche c’est l’irrésistible tendance de vouloir acheter au moins cher. Ma grand-mère me disait souvent “il faut être riche pour acheter pas cher”. Elle voulait dire par là qu’elle pensait plus sage d’acheter une fois un truc de qualité qui va durer, qu’une moindre qualité qu’il faudra racheter 2 ou 3 fois. Je trouve que cette réflexion est valable de manière plus globale sur l’impact du coût environnemental. Si payer plus cher permet de moins polluer, il faut payer plus cher !
Pensez-vous désormais produire tous vos jeux ainsi ? Ou est-ce juste un one-shot avec Feelings ?
Sab : Évidemment, nous avons envie de continuer sur cette lancée et d’en faire une marque de fabrique. Cela étant dit, chaque jeu reste unique, et chaque contexte est à considérer de manière différente. Cela n’aurait pas le même sens de décider de faire produire en Europe des jeux qui sont vendus en Asie, et Feelings se prêtait particulièrement bien à l’exercice étant donné son matériel. Par exemple pour produire “Association 10 dés” de manière éco-responsable, les réflexions ne sont pas les mêmes : on a là des dés brillants, de grande taille, et une piste à dés qui est “indispensable” au jeu.
En revanche, pour notre prochain jeu autour de la photographie dont le matériel est pour le moment éligible à une production éco-responsable, on fera tout notre possible pour que ce soit le cas. Bien sûr, nous prendrons également en compte les retours que nous aurons par rapport à cette nouvelle mouture de Feelings !
Thib : J’ajoute que pour les ventes à l’international, les réalités économiques sont très différentes, et que ce sera à chaque partenaire de prendre la décision sur son prochain print car cela a un impact sur le prix de revient du jeu. Nous le proposerons bien évidemment, ne fut-ce que pour communiquer sur l’idée 😉
Et d’une manière générale, que pensez-vous de l’EcoScore des jeux de société ?
Même si on se heurte toujours à des questions telles que “ce calcul prend-il en compte tel ou tel paramètre ?” ou “peut-on justifier la préférence du plastique si cela permet au jeu d’être utilisable plus longtemps étant donné que le plastique s’use moins vite que le carton ?”, pour nous toutes les démarches de sensibilisation et d’information, pour autant qu’elles soient sincères et réfléchies, sont autant de pas dans la bonne direction. Donc oui, nous félicitons la réflexion autour de l’EcoScore, qui permet de se poser la question de la production et de la consommation autour d’une boîte de jeu de société. Cela fait partie d’une très longue chaîne : quels jeux voulons-nous produire, combien voulons-nous en produire par an, où les produisons-nous, dans quelle quantité, avec quel matériel et quel transport ?
Mais également pourquoi avons-nous souvent l’impression qu’un jeu de plus de quelques années est forcément dépassé, pourquoi nous dirigeons-nous vers de nouveaux jeux, pourquoi faisons-nous un lien direct entre la taille de la boîte, son contenu et son prix, pourquoi voulons-nous les jouer immédiatement, pourquoi voulons-nous les acheter et non les emprunter, où les achète-on, acceptons-nous d’acheter un jeu un peu abîmé, pourquoi achetons-nous un jeu alors qu’il y a certains que nous n’avons pas encore déballé, pourquoi refuser de prêter ses jeux, de les revendre, de les donner ?
Tous des sujets passionnants. Qui font très souvent l’objet d’articles très documentés sur Gus&Co, ça tombe bien. Et qui nécessitent d’être pris en compte pour envisager la situation dans sa globalité !
Merci Sabrina et Thibaut d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.
Feelings (2020), le jeu des émotions, chez Act in Games, créé par Jean Louis Roubira, Vincent Bidault, pour 2-8, dès 6-8 ans, pour des parties de 30-45′. Vous pouvez découvrir notre chronique ici.
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One Comment
JAMOIS
Bonjour, désolé de jouer les trublions, mais cet article me fait me poser une question: Pourquoi les jeux éco responsables sont systématiquement INDIGENT ?!
C’est le cas de ce très gentil jeu qu’est Feelings, sympathique sans être ni très original, ni beau, ni passionnant. La première refonte déjà le voyait appauvrit en matériel et arborer ces illustrations niaises comme si écolo se devait de ne surtout pas être ostentatoire, ni jouissif, ni beau… Un peu comme ces mamans qui vous annoncent : Non! ma fille n’a pas de poupées, quelle horreur !… Elle a ces adorables personnages en chanvre et en bois bio de chez « découverte nature »!
Pourquoi les Editeurs de jeu n’essayeraient pas de produire des gros jeux écolo? Pourquoi brider la créativité, l’ambition, l’esthétique? ça n’est pas polluant !?! Un carton épais ne pollue pas plus qu’un carton fin…
Imaginons un très gros jeu, ambitieux et opulent, au matériel riche, fabriqué avec les mêmes matériaux bio, écolo, Mais aussi les recyclables, tout aussi bon pour la planète et générateurs de travail et d’activité économique « propre »:
Rappelez vous les vitrines de nos grands-mères, exemptes de plastiques chinois, arborant ces santons, ces miniatures détaillées, ces soldats de plomb… fabriqués localement. Etre Eco-responsable nous condamne-til à jouer aux dames plutôt qu’à Rising Sun?! Evidemment non.
Le bois peut être « bio », l’inox est totalement recyclable et non polluant, le plomb ne l’est que sous ses formes organiques mais pas en tant que molécule métallique… Quelles figurines cela ferait! Et pas des meeples, de vraies figurines détaillées qui génère l’immersion dans les jeux. (même les pièces d’échecs sont bien plus détaillées que les éternels meeples, ou que de simples jetons).
Vous allez me dire que cela augmenterait considérablement le prix… Et bien est-ce un problème?!? LE marché ludique actuel c’est Nemesis, Frostheaven, Monumental… Des jeux qui s’arrachent sur KS pour 200 euros! Quand on atteint ces prix là, 10% de plus pour de l’écoresponsable c’est une goutte d’eau dans l’océan…
Alors pourquoi cet ascétime feint? Et si cet intérêt du monde ludique pour l’écologie n’était qu’une façon de surfer sur la tendance du moment à vendre à prix d’or quelques morceaux de papier, de cartons et des brindilles de bois ? C’est tellement plus simple de sortir 10 jeux éco-neuneus et de les vendre comme des petits pains (entre 20 et 30 euros) que de se sortir les tripes pour proposer un seul jeu écoresponsable à 80 euros… Parce qu’à ce prix là, faut pas seulement être écolo, il faut aussi être ambitieux, exigeant et inventif car l’acheteur aura le droit d’avoir une exigence et pas uniquement une attitude bio-pensante…
cdlt
Hjamois