Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Et pendant ce temps, le jeu de société moderne s’immisce en Inde 🇮🇳

Quand on parle de jeux de société et de leur implantation dans les pays, l’Inde n’est pas le premier pays qui nous vient à l’esprit. On pense plutôt aux US, au Japon, à la France, à la Belgique, à la Suisse, et à l’Allemagne bien sûr, pays du Spiel

Et pourquoi est-ce que l’Inde n’apparaît pas immédiatement comme LE pays du jeu de société? C’est peut-être en train de changer, doucement mais sûrement

L’Inde, les jeux et l’histoire

L’Inde est à l’origine historique de certains de nos jeux de société actuels. C’est le cas de Serpents et Échelles, le fameux Snakes and Ladders américain des années 40-50. Il était alors connu sous le nom de Mokshapat ou Moksha Patamu. On ne sait pas exactement quand ni qui l’a inventé, même si on pense que le jeu a été joué au 2e siècle avant JC

Selon certains historiens, le jeu aurait été inventé par Saint Gyandev au 13ème siècle de notre ère. À l’origine, le jeu faisait partie de l’instruction morale dispensée aux enfants. Les places sur lesquelles commencent les échelles étaient supposées représenter une vertu, et celles qui abritaient une tête de serpent étaient censées représenter un mal. Les serpents étaient plus nombreux que les échelles du jeu hindou original. La tentation, tout ça

Le jeu a ensuite été transporté en Angleterre par les colons vers la fin du 19ème siècle, avec toutefois quelques modifications. Le jeu alors changé de nom pour devenir Snakes and Ladders, et dépouillé de ses aspects moraux et religieux, et petit détail, le nombre d’échelles et de serpents a été équilibré. En 1943, le jeu a ensuite été introduit aux États-Unis pour se répandre alors partout ailleurs

Snakes and Ladders n’est d’ailleurs pas le seul jeu dont l’origine remonte à l’Inde

Le pays est également à l’origine supposée du jeu d’Échecs (le Chaturanga, le jeu, pas la pose de yoga…), des cartes (le Ganjifa), du jeu de l’oie et des Petits Chevaux (le Pachisi)

Bref, d’un sacré paquet de jeux. Sans l’Inde, jouerait-on aujourd’hui à Keyforge? Pas sûr

Mais si on connaît aujourd’hui l’Europe (et surtout l’Allemagne et la France) et l’Amérique du Nord pour leur production et appétit immodérés pour les jeux de société modernes, l’Inde est encore à la traîne. C’est en passe de changer

L’Inde, quelques chiffres-clés

Avant de nous pencher sur le paysage des jeux de société modernes joués en Inde, intéressons-nous deux secondes au pays:

Capitale: New Delhi

Population: Selon les derniers chiffres (source: CIA Worldfactbook, 2018), l’Inde est le deuxième pays le plus peuplé de la planète, avec pas moins d’un milliard 281 millions d’habitants. La Chine la dépasse de très peu, avec 1,379. Ça en fait des joueurs et des joueuses

Surface: En plus d’une importante population, l’Inde est un sous-continent gigantesque, c’est le 7e pays le plus vaste au monde

De quoi faire rentrer pas mal de pays européens…

PIB: L’Inde est le troisième (!) pays le plus riche au monde, avec plus de 9 trillions annuels. Même la Suisse et la France sont moins riches. Balaises

Est-ce à dire que les Indiens sont super, super riches?

Minute, papillon 🦋. Pour se faire une « meilleure » idée, il faut diviser ce PIB annuel par habitant. Et là, c’est le drame. Au vu de la nombreuse population indienne, le PIB tombe à 6’000 euros par habitant et par année. À titre comparatif, en Suisse, ce montant s’élève à 70’000 et 40’000 en France. L’Inde se classe à la 156e position sur 228. Donc un revenu relativement peu élevé en moyenne par habitant, avec évidemment d’importantes différences entre les régions et couches sociales, comme partout ailleurs dans le monde, somme toute

Ce tout petit revenu annuel laisse alors peu de possibilité d’acheter des jeux de société, relativement coûteux, même en Inde

À titre d’exemple, en Inde, Codenames coûte 1’100 Roupie, donc 13 euros. En France, il est 18 euros, et 23 en Suisse. 18 euros, avec un PIB par habitant de 40’000 annuel en France, le rapport est plus avantageux que 13 pour 6’000

Langues parlées: Hindi 43.6%, Bengali 8%, Marathi 6.9%, Telugu 6.7%, Tamil 5.7%, Gujarati 4.6%, Urdu 4.2%, Kannada 3.6%, Odia 3.1%, Malayalam 2.9%, Punjabi 2.7%, Assamese 1.3%, Maithili 1.1%, autre 5.6% (2011 est.). Beaucoup de langues parlées, de quoi rendre la situation des règles compliquée, un peu comme (mais en pire) en Suisse, avec 3 langues nationales (4, si on rajoute encore le Romanche)

Taux d’urbanisation: 34%. À titre comparatif, ce taux s’élève à 99% et 80% en France. Et on le sait bien, ce sont dans les villes que l’accès aux services, aux emplois est facilité. C’est également dans les métropoles que se concentrent les classes moyennes et élevées

Alphabétisation: 71%. À titre comparatif, en Suisse et en France, ce chiffre s’élève à 99%. 71% de 1,3Mia, cela représente près de 400 millions de personnes qui ne savent pas lire, qui ne sont donc peut-être pas allés à l’école obligatoire ou qui ne l’ont pas fini. Une situation préoccupante. Au Soudan, c’est 10% de la population qui sait lire…

L’Inde et les jeux de société, état des lieux

L’Inde est donc un vaste pays. Et qui dit vaste territoire, dit forcément difficulté de généraliser, entre nord, sud, est, ouest, campagnes et villes. Les pratiques ludiques, distribution et concentration d’activités varient entre les régions (rien qu’en Suisse, c’est déjà le foutoir)

N’empêche

Comme partout, ce sont dans les grands centres urbains, jeunes, dynamiques, cosmopolites et plus ouverts à l’international, que l’on repère une certaine implantation du jeu de société moderne. C’est le cas dans certaines villes indiennes tel que Bombay (Mumbai) et Bengalore

Avec une longue tradition historique du jeu (voir plus haut), les hindous apprécient se retrouver et passer du temps ensemble autour d’un jeu. Cette tradition se retrouve aujourd’hui modernisée et implantée dans des cercles associatifs et des cafés-restaurants

C’est le cas par exemple de ReRoll, Meeples of Bangalore, Victory Points et Dice n Dine à Bangalore, ainsi que Creeda, Pair A dice, Chai & Games, tous trois à Bombay, ainsi que à Bangalore

Bombay propose même depuis 2017 une convention de jeux, Meeplecon, au mois de décembre. Avec 3’000 visiteurs et visiteuses en 2018, on est certes loin des chiffres de fréquentation d’Essen, mais pour un début, ce n’est déjà pas si mal

Et les pros, dans tout ça?

Le marché est émergent. Outre Amazon Inde, qui vend tout son catalogue dans le sous-continent, Bored Game, un autre acteur online spécialisé s’est lancé dans la vente de jeux de société modernes avec un catalogue de 1’000 titres. À l’examiner, ils n’ont pas trop à être jaloux de notre distrib européenne pléthorique et extrêmement efficiente

Funskool, un fabricant de jeux et de jouets basé à Chennai et qui édite depuis 1987 le Monopoly pour le pays, voit également ses carnets de commande augmenter années après années

Hasbro, qui couvre également le Moyen-Orient et l’Inde, pas folle, la guêpe, estime que le marché indien du jeu de société est en plein développement et atteindra tout prochainement les 58 millions de chiffres d’affaire

Et qui dit plus de possibilités de jouer, de découvrir des jeux, via des bars, des cercles, dit également plus d’auteurs et d’éditeurs qui pourraient, à terme, apparaître. Bruno Cathala ne s’est pas réveillé un matin en s’inventant auteur de jeux. On le devient en jouant, en découvrant

Si le Japon et la Corée du Sud ont été les nouveaux acteurs du jeu de société dans les années 2007-2013, pour finir aujourd’hui par s’implanter durablement dans le paysage ludique actuel, il n’est pas impossible que l’Inde soit le prochain à prétendre son tour

Pour l’instant, cette image d’Epinal est quelque peu écornée par un catalogue de jeux joués plutôt… comment dire… plat et conventionnel. Allez faire un tour sur Amazon.in, lancez une recherche sur « jeux de plateau » et vous tombez sur la sélection des jeux les plus joués dans le pays

Hormis les indécrottables Codenames, Catane et autres Monopoly, l’Inde a encore un petit bout de chemin à parcourir avant de commencer à taper dans des sélections téméraires, pléthoriques, hétéroclites ou iconoclastes. Ou que l’on pourrait qualifier « d’habituelles » de ce côté-ci du globe, pour peu que l’on arpente le milieu du jeu de société ♟

N’empêche

Après avoir « conquis » le marché nord-américain, avec une Europe saturée et blasée, les distributeurs et éditeurs pourraient bientôt vouloir s’approcher de ce nouvel Eldorado vierge et frais. l’Inde pourrait ainsi devenir un nouveau « terrain de chasse », un « Terra Incognita ludique » dans lequel tout reste à faire, prendre et vendre

Un pays jeune, peuplé, dynamique et au PIB élevé (mais pas pas habitant, pas encore, du moins), avec une classe moyenne éduquée et émergente, l’Inde pourrait bien nous surprendre dans quelques années pour devenir un nouvel acteur majeur sur le marché du jeu de société

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2 Comments

  • Cedric

    Pas franchement de probleme pour les regles : il ne faut pas oublier l’anglais parmi les langues parlees ! 🙂
    Par ailleurs si les personnes ‘eduquees’ ayant les moyens de s’offrir des jeux representent un faible pourcentage de la population, cela represente deja un marche potentiel significatif en nombre compte-tenu de la taille du pays.
    Et effectivement le jeu de societe moderne se developpe, mais les inities ont encore tendance a se procurer les jeux lors de voyage en europe ou aux US (ou par des connaissances qui voyagent) compte-tenu des tarifs pratiques localement (en gros 50% de plus qu’en France, probablement du fait des fortes taxes). Ou par KS.

    Si vous passez par Chennai, ne manquez pas de vous arreter au ‘Board Game Lounge’ des excellents Chitra et Arjun ! https://www.facebook.com/theboardgamelounge.in/

    Cedric

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