Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Les Early Adopters du Malaise et les jeux de société

Dans le tout récent et excellent podcast Studio 404 du mois de juin 2018, l’émission de société numérique, l’un des animateurs, le célébrissime Fibre Tigre, expose les EAM. EAM? Pour Early Adopters du Malaise

Autrement dit, ces pionniers et pionnières qui se sont baladés en tout premier avec un Mini-Disk (comme moi), qui ont arboré fièrement les Airpods leur première semaine de sortie, les Glassholes (contradiction de Google Glass et « assholes »), le tout premier type de plus de 30 ans à filer sur un trottoir dans les années 90 en trottinette, ou en hoverboard en 2010, ça marche aussi, ou encore ceux ou celles qui se la racontent dans la rue avec leur « collier » SoundWear ou SoundGear début 2018

Vous en faites aussi partie?

Cette séquence du podcast m’a grave donné envie de rebondir et d’appliquer la réflexion sur le jeu de société. Y a-t-il des EAM du jeu? Qui sont-ils? Qu’est-ce qui les motive?

Les EAM, ces gens qui kiffent être les tous premiers à avoir acheté et essayé un produit pour le sortir avant les autres. Longtemps avant les autres

Besoin (narcissique) de se démarquer? Désir « d’aventure » et de nouveautés -néophilie, quand tu nous tiens…-?

Qu’est-ce qui motive certains et certaines d’entre nous à passer pour les cobayes au risque de passer pour, au mieux, un con?

L’histoire de la technologie est pavée de ratés dont les pavés sont les Early Adopters sacrifiés sur l’autel de la nouveauté parfois ratée

T’as de belles courbes, tu sais

Comment est-ce que les innovations se répandent sur le marché, dans la société?

C’est la courbe de la loi de la diffusion, théorie élaborée en 1962 (déjà???) par le sociologue américain Everett Rogers

D’après lui, la diffusion d’une innovation, d’une idée, d’un produit, suit toujours 5 phases et touche 5 catégories de personnes :

1. les innovateurs, qui composent 2.5% des consommateurs,

2. les « early adopters » = Premiers adeptes.Ou, selon Fibre Tigre de Studio 404, les EAM. 13.5%. Pas énorme

3. la majorité précoce 34%,

4. la majorité tardive 34%

5. les « laggards » = retardataires 16%

Pour qu’une innovation, un produit, un jeu connaisse des ventes optimales il lui faut toucher ces 5 couches du marché.

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Lance le dé

Et quid dans le jeu de société?

Est-ce que le marché suit la même courbe de diffusion de Rogers?

Est-ce que, comme Studio 404 le relève, comme pour la tech, il y a aussi des Early Adopters (du malaise) qui essaient, achètent un jeu avant tout le monde? Au risque de se planter et de se coltiner un navet?

1. Les innovateurs sont les consommateurs / joueurs les plus « aventuriers », ceux qui achètent un jeu à peine sorti sans avoir lu aucune critique. Ce qui motive les innovateurs c’est d’être « au front », d’être parmi les premiers à avoir le produit, de se sentir pionniers. Dans le monde du jeu, les innovateurs sont les bloguers et journalistes ludiques à la pointe de l’actu, qui reçoivent souvent les jeux et / ou informations en avant-première par les éditeurs eux-mêmes qui veulent ainsi lancer leurs produits

Les innovateurs sont les « alpha-geeks » qui n’hésitent pas à parcourir plusieurs centaines ou milliers de kilomètres pour se rendre sur les salons (Essen, Cannes, Ludesco), dans le but de découvrir en toute avant-première mondiale les jeux, souvent encore sous leur forme de prototype (le Off du Cannes par exemple, bondé chaque année)

2. Les Early Adopters sont également parmi les premiers à avoir le produit, toutefois quelques temps après les innovateurs. Ils aiment « prendre des risques » et acheter un jeu neuf, mais ils attendent d’avoir reçu quelques retours de la part des innovateurs. Ces deux premières catégories ont bien entendu tendance à dépenser individuellement plus que les 3 autres catégories.

3. La majorité précoce: cette partie du marché, qu’on évalue pragmatique, attend les critiques et les retours des premiers acheteurs pour se lancer à leur tour. Ils sont moins à l’avant-garde que les deux précédentes couches mais apprécient suivre le mouvement, se sentir quand même « en avance sur leur temps » et jouer à des jeux relativement nouveaux. Ils sont connus pour être des pragmatiques

4. La majorité tardive achète un produit, un jeu, quand il est déjà bien établi dans le paysage ludique. Cette majorité tardive apprécie tout particulièrement les différents prix, Spiel (qui sera annoncé dans moins d’un mois, au passage), As d’Or, Swiss Gamers Award, etc

Prix qui lui permet de conforter son choix d’achat. Ce groupe compose ce qu’on appelle la frange de conservateurs. Un Spiel, c’est bim, minimum 300’000 copies commandées

Parce que oui, le Spiel (et l’As d’Or, dans une moindre mesure quand même), a un impact sévère sur le marché du jeu de société, comme la radio en parlait ici le 23 février juste avant la remise de l’As d’Or, d’ailleurs

5. Et puis enfin, les retardataires sont les consommateurs / joueurs et joueuses qui ne sont absolument pas au courant du marché, qui ne s’y intéressent pas particulièrement et qui ne dépensent pas beaucoup

Ils achèteront un jeu très tardivement, plusieurs mois voire années après sa sortie. Ce sont les résistants au changement, à la nouveauté

Les EAM, pour Early Adopters du Mouton

Comme cas d’étude, intéressons-nous à Basses Terres (ou Lowlands, dans la langue d’Alexandria Ocasio-Cortez)

Créé par un couple d’auteurs inconnus, Claudia & Ralf Partenheimer et d’abord édité en allemand chez Feuerland, puis traduit en anglais et en français par Z-Man/Asmodée

Un jeu qui vous branche? Un jeu dont vous avez déjà entendu parler? Que vous avez prévu d’acheter tout prochainement?

Les Basses Terres, c’est surtout un pur jeu à l’allemande, très « Rosenbergien ». Placement d’ouvriers en terre rurale. Et oui, il y a aussi du moutmout. (Au passage, les règles en allemand sont dispo ici)

Sachez que si vous craquez, vous serez un·e Early Adopter (du Mouton)

Pourquoi? Parce que le jeu vient tout juste à peine de sortir en boutique. Aujourd’hui

Vous avez peut-être déjà entraperçu quelques photos par-ci par-là lors de salons ou AP Asmodée sur TT ou LX, mais le jeu sort officiellement aujourd’hui en boutique en VF

Et qu’est-ce qu’il vaut?

Ce n’est pas le sujet de cet article (mais nous l’avons déjà reçu à la rédac, une critique est prévue pour ces prochains jours)

Cet article s’intéresse à nos habitudes de consommation. Si vous craquez et que vous l’achetez vite vite vite encore cette semaine, vous serez un Early Adopter. Vous vous dépêcherez d’en lire les règles pour y jouer vite vite vite, puis d’en parler peut-être ensuite sur les réseaux sociaux ou de lâcher des photos sur votre compta Insta

Au risque de vous être planté·e·s et d’avoir fait l’acquisition d’une grosse bouse. Juste pour être à l’avant-garde

Et au fond, qu’est-ce qui nous pousse à acheter des jeux? Raison, passion, compulsion, impulsion… ?

Bien souvent, c’est le désir. Le désir de posséder. De découvrir. Et dans le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, de posséder AVANT les autres. Quitte à se planter

Au pire, si le jeu est franchement mal foutu, on pourra toujours le revendre…

Sondage

A l’été 2012, ouah il y a trois siècles déjà, nous avions lancé un petit sondage. 576 personnes y avait répondu. Comment faites-vous pour choisir un jeu de société avant de l’acheter?

La très grande majorité des votants, 160, ont choisi l’option: « Je lis des critiques « professionnelles » sur des sites (JedisJeux, BGG, Ludigaume, Gus&Co, etc), suivi de près par « Je lis des avis sur des forums (TricTrac, BGG, etc) » avec 157 votes

Donc une grande majorité de clients et clientes passent par la cooptation ludique. On n’achète que ce dont on entend parler. D’où l’importance des blogs, des sites, des forums

Mais ça, c’était en 2012. Aujourd’hui, avec plus d’un milliard d’utilisateurs chacun, FB et Insta sont également devenus de grands pourvoyeurs d’infos et prescripteurs culturels. On lit un avis par-ci, on voit une photo de partie par-là. Le bouche-à-oreille de papy est devenu bouche-à-oreille 2.0

Il y a les Early Adopter, les pionniers et pionnières, qui prennent des risques de ouf, à lâcher 30-40-50-80 euros pour un jeu qui pourrait au final s’avérer moyen-médiocre, qui en parlent ensuite sur les réseaux, et puis il y a les autres, souvent majorité silencieuse, en tout cas la majorité des 34-34% selon Rogers

Un Low-Kick dans tes gencives

Avant, il y avait un auteur, un éditeur, un distributeur, un vendeur, et enfin, un consommateur (tout ceci pouvant être au féminin bien sûr). La chaîne classique de production et mise en vente

Et puis Kickstarter est arrivé en 2009. Qui a bouleversé les habitudes de consommation et disrupté le marché en profondeur

Depuis Kickstarter, il y a un auteur, un éditeur et enfin un consommateur. La chaîne a explosé. Même si aujourd’hui, de plus en plus de jeux financés sur Kickstarter sortent également plus tard en magasin via chaîne classique. Le cas des titres de CMON par exemple, les Zombicide ou Rising Sun que l’on retrouve aussi en boutique, alors que financés et sortis d’abord sur la fameuse plateforme de financement préco participative

Le contraire est d’ailleurs devenu aujourd’hui une exception (ou un argument-marketing pour lever plus de fonds en direct. Oui, je parle de toi, le 7e Continent!)

Mais revenons à nos moutons meeples

Si l’on veut parler des EAM dans les jeux de société, il faut également parler de l’avènement de KS et consœurs

Financer slash précommander un jeu avant sa sortie est une attitude de pur Early Adopter. Souvent et largement motivé par des SG aussi inutiles qu’indispensables. Au risque de se jeter sur un jeu moyen / mauvais (oui, je parle de toi, Conan de Monolith), on aura été en tout cas parmi les premiers à l’avoir. Et ça, ça compte. C’est tout ce qui compte, en réalité

Et vous, vous considérez-vous comme un·e Early Adopter? Avez-vous déjà regretté un achat trop rapide? Laissez un petit commentaire. En premier

Et encore une dernière chose

Si vous désirez approfondir sur le sujet, voici deux vidéos qui peuvent vous intéresser

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2 Comments

  • patate des Ténèbres

    Je n’aimerai pas être quelqu’un comme ça, au vue de la quantité de jeux produits, ce sont donc eux qui prennent le plus de « risque » de déceptions, et surtout de dépenses. Bon après, dans nos sociétés consuméristes, on nous conditionne dès l’enfance à… Consommer, et à être le premier, à chacun et chacune de se positionner par rapport à ces vilains réflexes pavloviens. Pour ma part, j’ai plutôt tendance à cibler les jeux de mes auteurs favoris (Lacerda, Eklund) et tout en cherchant à limiter ma ludothèque à une centaine de titres (même en jouant pratiquement tous les jours, c’est impossible de tout sortir!), j’aurai plutôt tendance à m’intéresser aux jeux à financement participatif, soit des dits-auteurs, soit de petits projets bien ficelés, mais la majorité du temps, j’attends simplement un an pour voir les prix baisser.

  • Megapol

    Merci pour l’article et la revue de ce concept qui s’applique effectivement au jeu de société, comme à tout type de produit.

    Pour ma part, comme beaucoup d’autres je pense, je me retrouve principalement dans une catégorie même si on ne peut que rarement se reconnaitre à 100% dans une seule de ces catégories.

    Je me vois plus entre une majorité tardive et un retardataire, en tout cas dans ma manière de penser. N’empêche que je « kickstart » régulièrement (dans les derniers : Neta-Tanka, Krom sur Kisskissbankbank reçu récemment et d’autres déjà reçus et en attente).

    Donc j’ai 2 comportements principaux :

    1) je cherche à compléter ma ludothèque par un jeu particulier (complexité, type de jeu,…) et dans ce cas, je lis beaucoup d’articles, de critiques,… et je me penche plutôt vers des jeux établis. Par exemple, je cherchais un coop à jouer avec mes enfants et certaines personnes préférant le « léger » et j’ai acheté L’Ile Interdite ou, autre exemple, je cherchais un jeu de combos de type intermédiaire et, après maintes lectures, j’ai acheté Deus.

    2) je me laisse aller à des impulsions qui sont plutôt basées sur l’esthétique ou l’originalité du jeu. Par exemple, j’ai pledgé Sakura en 2017 uniquement sur la base des illustrations magnifiques, sans vraiment regarder à la mécanique (et je n’ai pas été déçu d’ailleurs) ou plus récemment Krom mentionné plus haut, simplement parce que les illustrations me plaisaient, je savais le jeu abordable avec mes enfants et les auteurs et la fabrication étaient français (un critère qui a fait pencher la balance dans ce cas). L’autre exemple est Neta-Tanka que j’ai pledgé assez rapidement, en recueillant quelques avis positifs sur des blogs et parce que ce qui en était dit correspondait à mes envies du moments (jeu intermédiaire de placement d’ouvrier avec une mécanique originale). Je verrai à la réception si je suis déçu ou non.

    Si je regarde mon attitude de Early Adopter pointée en 2), par contre, je ne le fais pas pour être le premier et être « à la mode » ou pour en faire un article (je n’ai pas de blog). J’aime bien la nouveauté comme tout le monde et j’aime bien ce moment d’attente et de découverte du jeu reçu tout frais… J’ai hâte d’y jouer bien évidemment mais, dans mon club, je ne vais pas pousser outre mesure pour y jouer.

    Tout vient à point à qui sait attendre. Ce serait plutôt ma philosophie sur ce coup.

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