Analyses & psychologie du jeu

🌶 L’incertitude. Cette surprenante épice qui pimente nos jeux

Temps de lecture: 5 minutes

Combien de fois par jour utilisez-vous votre téléphone portable? Entre 20 et 40 fois? Entre 40 et 60? Plus? Plus, certainement

Une étude est sortie en 2015 et annonce 85 fois. Mais cela me paraît quand même bien peu. Avec des chiffres qui doublent chez les ados. Sur une journée de 24h, en retirant 8h de sommeil, ça fait une dizaine de fois par heure

Et pourquoi? Comment expliquer ce besoin de toucher, de vérifier notre appareil autant de fois pas jour? Doudou numérique? Passe-temps pratique? Lien digital?

La réponse principales: l’incertitude

Des dés & des hommes

Dans notre toute récente critique d’Unearth, un jeu à la mécanique principale de lancer et de gestion de dés, nous nous sommes demandés pourquoi les dés nous attiraient autant que ça dans les jeux de société

Le bien connu gamedesigner germanique Stefan Feld s’en est d’ailleurs fait une spécialité. La grande majorité de ses jeux, Les Châteaux de Bourgogne, Bora Bora, Bruges, même dans son tout prochain jeu Merlin qui sort dans quelques semaines, tous utilisent des dés comme mécanique principale mais à chaque fois de manière différente, surprenante. Et à chaque fois, le hasard des lancers est atténué, lissé. Et Stefan Feld n’est pas le seul. La plupart des jeux de société récents insèrent des dés, mais leur utilisation est à chaque fois originale

Le joueur est bien d’accord de jeter les dés, mais encore doit-il être capable de maîtriser le hasard et ne pas en être trop dépendant ou victime

Mais alors, qu’est-ce qui nous motive à lancer les dés, si au final la part de hasard est réduite? Comme avec son utilisation du téléphone portable: l’incertitude

Le bandit à un bras

Les Américains appellent leur machine à sous un One-armed bandit, car les premiers types qui remontent à plus d’un siècle se jouaient en activant un levier, un bras. Et bandit, car l’appareil « volait » l’argent des joueurs. Les machines à sous, le craps, le poker, le black jack, tous ces jeux qui attirent autant de gens dans les casinos et qui brassent des milliards. Tous partagent le même facteur, l’incertitude. Et l’excitation qui en est liée

On ne va pas vraiment au casino pour chercher à gagner, encore moins pour perdre. En réalité, on y va pour expérimenter un certain frisson. Pour s’échapper quelques instants de sa vie de tous les jours. Pareil avec les jeux de société

Pigeons

Si on vérifie son portable 5-10x par heure, si on apprécie les dés dans les jeux (mais pas trop non plus, on l’a vu), si on se rend au casino, c’est l’incertitude que nous recherchons. Quel lancer vais-je faire qui va changer ma partie? Ai-je reçu un nouveau mail, un message sur FB, une mention ou un RT sur Twitter, un like sur Insta?

C’est exactement la boîte de Skinner

Dans les années 30, ce psychologue a mené des expériences sur des rats et des pigeons. En pressant un bouton avec leur museau, le mécanisme de la boîte leur donnait à manger. Skinner a remarqué que si le mécanisme ne donnait pas toujours à manger, si ce n’était pas automatique, cela devenait surprenant, passionnant, addictif, même. Les rats et les pigeons pressaient alors plus souvent. Juste par excitation de ne pas savoir ce qui allait se passer. Pas de routine

Si à chaque fois que vous vérifiez votre portable vous étiez sûr.e.s de recevoir un mail ou un like vous ne le vérifieriez pas autant souvent. C’est l’excitation de la surprise qui nous motive. Alors OK, vous allez me dire que nous ne sommes ni des pigeons ni des rats. Mais sur ce coup-là, notre cerveau ne fonctionne pas tellement différemment

Monsieur Phal, mon dealer

Pourquoi nous, joueurs, sommes si friands de nouveautés?

Dimanche 1er octobre. Dans moins d’un mois Essen et sa folie ludique ouvrira ses portes. La rentrée ludique 2017 a sonné. Préparons-nous comme chaque année à un déluge de sorties. Faites chauffer le chéquier (ou votre carte de crédit, si vous habitez n’importe où ailleurs dans le monde qu’en France qui doit bien être le dernier pays au monde à encore utiliser des chèques lol)

Qu’est-ce qui nous attire tant que ça de consulter tous les sites et blogs ludiques qui nous gavent en annonces de sorties? BGG, LudoX, TT, Jedisjeux? La nouveauté. Ou plutôt, son excitation liée à la découverte, une certaine excitation qui va générer une forme de bonheur. Et comment pourquoi? C’est la dopamine qui est derrière tout ça

La dopamine est cette substance chimique neurologique qui nous entraîne à être attentifs à certaines activités. La nouvelle information crée un shot de dopamine dans le cerveau. Un neurotransmetteur qui génère un bien-être. La dopamine, c’est cette hormone extrêmement addictive qui contribue au circuit de la récompense. La promesse d’une nouvelle information nous pousse à rechercher ce shot. Mais ce rush est encore plus fort quand il est incertain, inattendu, surprenant. C’est la boîte de Skinner encore une fois

L’incertitude, un piment crucial

Les auteurs de jeux de société l’ont bien compris. L’incertitude et sa gestion sont les nerfs de la guerre. Rendre un jeu incertain, c’est lui conférer une énorme part de rejouabilité, mais si elle est trop importante elle risque bien de ruiner le jeu.

Prenons 3 études de cas pour analyser la présence et l’exploitation de l’incertitude

Secrets (Repos Prod)

Photosynthesis (Blue Orange)

Kingdomino (Blue Orange aussi)

Secrets

Secrets, créé par Bruno Faidutti et Eric M Lang est sorti en août 2017 chez Repos Prod. Un jeu à identité secrète, un gros jeu de bluff à la Mascarade

Mais un jeu raté et décevant

Pourquoi? Comme dans Leaders of Euphoria, le gros souci c’est que l’incertitude est bien trop importante. En se voulant fun et surprenant, on ne sait pas trop bien qui joue qui, et cette incertitude dessert le jeu car il règne à la table un tel chaos (… pour ne pas dire bordel) que rien, ou très peu n’est maîtrisable.

Conclusion: trop d’incertitude ruine le jeu

Photosynthesis

Créé par Hjalmar Hach chez Blue Orange, Photosynthesis sortira fin-octobre 2017. Nous y avons joué. Et nous avons a-do-ré. Même s’il n’y a aucune incertitude. Aucun hasard. Tout est calculable, planifiable, prévisible. Mais comment est-ce qu’un jeu sans aucun hasard parvient à être autant bien? Comme dans les échecs, Caylus ou Colt Express, des jeux sans aucun hasard non plus, l’incertitude réside dans les choix des autres joueurs. Tout peut être calculé, planifié, mais on n’est jamais à 100% sûr de ce que les autres joueurs vont faire (bien qu’aux échecs c’est discutable, les excellents joueurs connaissent très bien les schémas des parties victorieuses)

Dans Photosynthesis, on connaît le déplacement du soleil, on peut calculer ses prochains points de lumière, mais on ne sait jamais où l’un de ses adversaires décidera de planter son prochain arbre qui changera toute la partie.

Conclusion: même sans incertitude généré par le jeu lui-même, lancer de dés, événements, etc. une part d’incertitude peut être amenée par le jeu des autres. Et tant mieux. Sinon si tout était calculable, planifiable, il n’y aurait aucun plaisir à jouer. Comme dans la vraie vie, finalement…

Kingdomino

Kingdomino, créé par ce coquin de Bruno Cathala chez Blue Orange, sorti en octobre 2016, vient à peine de remporter le prestigieux prix du meilleur jeu de l’année 2017. Et c’est mérité

La seule incertitude, et minime, réside dans le tirage des prochaines tuiles. On ne sait jamais ce qui va sortir, quel terrain, combien de couronnes. Et c’est en ça que le jeu gagne en intérêt. Ce minuscule soupçon d’incertitude. A force d’y jouer on finira par connaître toutes les tuiles, on peut préparer son agencement, parier sur les prochaines tuiles. Mais on ne connaîtra jamais quand et comment elles sortiront. Comme au black jack finalement

Conclusion: dans Kingdomino, et de nombreux autres jeux, dont ceux de Stefan Feld et sa maîtrise des dés, l’incertitude est présente mais de telle manière qu’elle ne soit pas rédhibitoire, agaçante ou chaotique. Et c’est finalement ce qui différencie les excellents jeux des autres. Leur capacité à offrir un soupçon d’incertitude mais pas trop non plus. Un équilibre difficile, subtil, sensible. Tout bon auteur de jeux devrait étudier la psychologie humaine

La prochaine fois que vous jouerez à un jeu de société, posez-vous ces deux questions: comment est-ce que l’incertitude est présente dans le jeu? Et en quoi est-elle excitante?

Et vous, dans quels jeux avez-vous trouvé cette incertitude trop présente? Pas assez? Ou juste suffisamment pour décupler le plaisir de jouer?

Mais encore

Pour prolonger la discussion, voici quelques vidéos sur tous les sujets abordés dans l’article

10 Comments

  • Sam

    Lire cet article en buvant mon café du dimanche matin…du bonheur ! Et aucun incertitude sur le fait que l’équipe de Gusandco est vraiment talentueuse…mon taux de Dopamine est au max maintenant 🙂

    Bonne journée à tous.

  • Chrys

    Oui, un grand merci pour cet article, long, documenté, bien écrit, un régal oui.

    Et merci pour les qqs vid que j’ai mises en favoris afin de les regarder ultérieurement.

    C’est ça qui fait que les dés sont des outils géniaux : On les lance mais on ne sait jamais quel résultat on va obtenir (enfin, sauf dés pipés, bien sûr).

    Pour moi, c’est PRIMORDIAL d’avoir une part de hasard dans les jeux, qu’ils soient de rôles ou de société.
    J’avoue que pour un jeu vidéo, c’est un petit peu plus compliqué, voire inapproprié de parler de hasard (normalement tout a été prévu dans la programmation du jeu vidéo, même des situations rocambolesques comme défier les flics dans GTA ou encore aller dans les toilettes des femmes et donc se faire houspiller par sa copine par codec est prévue dans le jeu …).

    Des potes et moi venons de commencer une partie de D&D et je dois bien avouer qu’en 8 heures de jeu, mes jets de dés ont été franchement merdiques, je joue un guerrier de 2,20 m et + de 120 kG et mes jets étaient tellement malchanceux / malvenus que c’est comme si je ratais toujours ma cible ou je ne faisais que lui donner une claque alors que je me bats à la hallebarde !!
    J’espère que ma « chance / malchance » se rétablira sous peu ou dois-je faire un rituel d’invocation de la chance ou investir dans des dés pipés xd? Non, tricher ne m’intéresse pas, c’était juste pour plaisanter que je disais ça…

    • Gus

      « Des potes et moi venons de commencer une partie de D&D et je dois bien avouer qu’en 8 heures de jeu, mes jets de dés ont été franchement merdiques, je joue un guerrier de 2,20 m et + de 120 kG et mes jets étaient tellement malchanceux / malvenus que c’est comme si je ratais toujours ma cible ou je ne faisais que lui donner une claque alors que je me bats à la hallebarde !! »

      Question de point de vue

      Nos parties n’auront jamais été autant réussies que lorsque les lancers de dés auront été ratés

      Je m’explique

      Un échec, c’est une porte qui s’ouvre sur un rebondissement, un événement inattendu. Dans nos parties de DD5 actuelles, à chaque échec fracassant le MJ (moi) essaie de trouver des conséquences surprenantes qui poussent les joueurs à trouver des solutions rocambolesques pour s’en sortir

      Rocambolesque

      Tout est dit

      ps Chrys (je te conseille le jdr Star Wars rebooté par FFG/EDGE. La brouette dégueulasse de dés lancée devient presque narrative. Echecs ou réussites permettent des aventures folles. Perso, je préfère 100x des échecs surprenants avec des solutions à trouver qu’une réussite espérée)

      Merci pour ta fidélité Chrys 💜

  • thegoodthebadandthemeeple

    Secrets en prend pour son grade, mais pour moi c’est un super jeu qui remplit totalement son contrat vis a vis de son public cible. Incertain fun et chaotique. Comme quoi ^^

  • Pierre M.

    On vérifie nos smartphones au moins 85 fois par jour, à le lire comme ça, cela semble impossible et pourtant quand on y pense vraiment les 85 fois ne suffisent amplement pas ! Moi en tant qu’adeptes de jeux de casino en ligne : le bandit à un bras comme ils le disent dans le texte; à chaque fois que j’ai un peu de temps libre (même 2 min), je sors mon appareil et me lance sur des jeux de casino ( dans le bus, dans le métro, au petit coin , etc …) . Cet article nous fait ouvrir les yeux sur les liens que nous avons avec nos petits gadgets technologiques. Bravo au rédacteur !

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