Hanabi
Après son précédent article AgricolAventure, Geoffroy remet le couvert et nous parle de son expérience à Hanabi, un « petit » jeu de cartes coopératif d’Antoine Bauza.
Hanabi, jeu de cartes, boîte métal, noyé dans les vitrines au milieu de productions Cocktail Games hétéroclites, dénote fortement par sa mécanique singulière mais néanmoins attachante.
Le principe de base d’Hanabi est la communication d’indices entre artificiers d’une même équipe. Ils ont perdu la séquence de lancement du feu d’artifice.
Ces indices permettent la pose des 25 fusées (cartes) classées parmi 5 couleurs différentes dans un ordre de lancement de 1 (introduction) à 5 (bouquet final). Lorsque le stock d’indices (8) du départ se vide, il est possible d’en récupérer un par carte défaussée. Les artificiers jouent à tour de rôle et choisissent une action parmi 3 disponibles : donner un indice, poser une carte, défausser une carte.
Chaque joueur-artificier tenant ses cartes en présentant le recto aux autres joueurs, la communication d’indices est la condition sine qua non pour avancer dans l’élaboration de la séquence du feu d’artifice.
C’est donc à la fois un jeu de mémoire, de logique, de déduction et de prise de risques : il est en cela difficile. Mais c’est aussi un jeu de communication, de confiance, d’altruisme et d’adaptation au niveau de ses partenaires : il est ainsi coopératif.
Sa particularité majeure dans le domaine coopératif, c’est qu’il exclut naturellement le besoin d’un King Speaker. Un KS qui prendrait trop la parole trahirait l’esprit du jeu, s’approchant des limites ténues de la triche. Il est donc nécessaire de le faire taire pour explorer la magie du silence coupé de quelques mots et les comportements de l’individu, lui-même partie d’un tout.
Je reproche principalement à ce jeu le format des cartes qui ne facilite pas la prise en main. Tout le reste n’est que littérature…
Donner un indice en fonction des cartes visibles, des indices déjà révélés et des cartes posées et défaussées permet de :
- Faire jouer
- Faire défausser
- Protéger une carte majeure
- Déduire des informations sur sa main
La première priorité, compte-tenu de la quantité d’indices et de cartes disponibles, doit être de Faire Jouer. La seconde priorité doit être de fournir a minima 2 informations en donnant cet indice. La troisième priorité est de donner un indice au joueur prochain plutôt qu’au nième prochain joueur (cela simplifie les démarches intellectuelles et rend a fortiori possible la pose plus rapide, Hanabi étant aussi une course contre la pioche).
De ces 3 préceptes, divers arbres du possible se dessinent en fonction du choix du joueur et de ses partenaires.
Pour y avoir joué de nombreuses fois, en couple (et y avoir obtenu une seule et unique fois le score parfait), en groupe de joueurs réguliers et en groupe de néophytes, j’ai goûté au plaisir sans cesse renouvelé de découvrir mes partenaires au travers de leur comportement face au défi d’Hanabi.
Plusieurs traits de personnalité se dessinent chez les joueurs que j’ai côtoyés :
- Une forme d’égoïsme : l’envie de jouer sa main qui prend le pas sur la nécessité de coopérer ; « moi je n’ai toujours pas eu d’indice » ou encore « j’aimerais bien poser une carte ».
Hanabi n’est pas un jeu où l’on est mis à contribution à égalité des autres joueurs (mais sur plusieurs parties, cela s’équilibre). En revanche, chaque instant de jeu est important à garder en mémoire, à mettre en cohérence par rapport à ce qui été déjà dit et ce qui reste à dire, à ce qui a été joué et défaussé. Vouloir connaître son jeu est une erreur, se restreindre à faire jouer les autres aussi. Chercher à connaître la séquence à jouer est la réponse. - La peur : « je sais que je peux jouer ça, mais je vais plutôt défausser celle-ci». Le joueur réfléchit par élimination des éléments perturbateurs, il n’est pas dans le faux, mais a besoin de se rassurer en défaussant des cartes gênantes dans la mémorisation de sa main. La peur est aussi un frein à la prise de risque minimale que le jeu propose.
- Le manque de confiance : « j’attendais d’être sûr avant de pouvoir la jouer » qui fait souvent perdre un tour et coûte donc des indices et de la pioche. La priorité n° 1 dans la communication d’un indice reste de Faire Jouer. Idéalement donc, donner 1 indice doit entraîner la pose d’une carte (au moins).
Exemple : {il me donne tel indice; même si j’estime que ce n’est pas suffisant, je lui fais confiance, je joue ce qu’il attend de moi}.
Faire confiance en ses partenaires est ainsi une condition indispensable à la réussite du jeu. Sans cela, la pose de carte est ralentie et les hauts scores ne seront jamais atteints.
Malheureusement, ce n’est pas la règle absolue puisque toutes les cartes dévoilées dans les mains ne sont pas nécessairement jouables (ou jouables en 1 indice).
La particularité de la confiance dans Hanabi, c’est que chacun doit savoir mesurer le moment où l’indice est donné pour jouer, pour défausser, pour déduire ou pour protéger. - La difficulté de mémoriser : « ha mais je ne savais pas que tu le savais déjà » ou « ah bon, on l’a déjà dit ? ». Rien d’insurmontable en général, c’est souvent une question de concentration. En revanche, cela reste pour certains joueurs un défi – plus que celui de la logique ou de l’empathie.
- La difficulté d’ordonner : « pourquoi dois-je classer mes cartes ? » ou encore « il vaut mieux que je mémorise en priorité le chiffre, la couleur ou l’ordre ? ».
Dans Hanabi, connaître sa main une fois les indices reçus et garder cette main en mémoire, classée et ordonnée pour que les autres joueurs visualisent votre compréhension de votre main permet d’éviter des erreurs tragiques de défausse de cartes importantes (comme les 5, uniques dans chaque couleur) ou de pose de la mauvaise carte. Nous sommes tous différents et ce qui peut nous paraître à notre portée ne l’est pas pour tout le monde : les compétences de classement ne sont pas les compétences de déduction. - L’insouciance : « ah bon ? Et pourquoi il ne faut pas défausser la carte qu’on a piochée au tour précédent ? »
On découvre aussi des qualités :
- L’altruisme ; en référence à la première notion où l’on démontre qu’il ne s’agit pas d’un jeu où il faut jouer pour soi et en référence à la notion de confiance. Ici, la confiance ‘’passe la seconde’’, augmente d’un niveau et l’on aborde alors la mécanique de double-guessing.
Confiance 1, rappel : {X me donne tel indice à moi, Y; même si j’estime que ce n’est pas suffisant, je lui fais confiance, je joue ce qu’il attend de moi}
Confiance 2 : {X me donne tel indice à moi, Z; pourtant il aurait dû donner son indice au joueur, Y, entre lui et moi ; pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Me faut-il 2 indices pour que je sache exactement quoi jouer ?– ou alors estime-t-il que Y, novice, ne m’aurait pas donné cet indice lui-même ; je fais confiance à X, je jouerai ce qu’il attend de moi}. X a fait preuve d’altruisme en couvrant Y, Z a fait preuve d’une confiance en double-guessing. Y peut, voyant l’action de X, réagir d’une façon tierce à ce qu’il avait prévu.
L’altruisme a comme intérêt de permettre aux joueurs de se ‘reposer’ sur X – qui pourra alors donner la direction à suivre sur le reste des tours de jeu. Ce qui harmonise l’avancée dans la logique de déduction.
Bien entendu, il est indispensable que simultanément un autre joueur soit le back-up de X pour couvrir le manque d’informations de X sur son propre jeu. Personne ne peut prendre Hanabi à son compte puisqu’aucun joueur ne connaît sa main.
- La logique en dépit du bon sens : « {je vais montrer la carte à ne surtout pas jouer} tu as un 3 ici ». Potentiellement destructrice, elle tend à cibler une carte totalement inintéressante en terme d’avancée ou d’avantage à la défausse. Elle ne répond à aucune des 4 démarches de base du don d’indice. Certains joueurs l’utilisent sans connaître ses dangers, uniquement parce qu’ils ont peur de se défausser et qu’il reste des jetons bleus. Après tout, un indice est un indice.
Cette logique reste cependant un possible atout, un joker dévastateur. Il m’est arrivé de l’utiliser lorsqu’il n’y avait aucun autre indice ‘unique’ susceptible d’aider mon partenaire à jouer. C’était son dernier tour de jeu, il avait une seule et unique carte à jouer intéressante mais il aurait fallu 2 indices pour la cibler. Je suis allé chercher sa carte la plus ancienne, donc intrinsèquement la moins jouable, la plus défaussable et, à cet instant totalement inintéressante voire dangereuse, pour lui signifier que ‘’c’est pas celle-ci mais celle qui s’en rapproche le plus’’. Donc sa carte la-plus-vieille-après-elle. Nous étions 5 alors. Un seul autre joueur aurait dit la même chose, était d’accord avec cette logique en dépit du bon sens; les 2 derniers étant persuadés que c’était impossible de faire poser la bonne carte autrement qu’au pifomètre. - L’empathie : « tu as un 4 Ici et là ». C’est bien entendu une qualité propre à la relation humaine qui devient un travers dans l’élaboration du meilleur score. Le fait de notifier le joueur de l’indice via l’intonation de la voix , l’ordre de désignation des cartes ou simplement le regard peut avoir une signification supplémentaire pour le joueur cible. Le « 4 Ici » devient potentiellement le 4 à jouer tandis que le 4 « et là » devient secondaire.
Etonnamment, certains joueurs occultent totalement cet aspect du jeu – ils considèrent que ça n’apporte rien, n’en ont même pas connaissance, donc ne l’utilisent pas au moment du don d’indice. D’autres sont capables de le neutraliser à l’écoute (leur schéma de pensée n’acceptent pas cette ‘information’ comme un indice sous-jacent). D’autres enfin, sont capables d’exclure tout empathie au moment de l’énonciation. L’expression de l’indice devient totalement neutre pour le receveur.
Certains groupes de joueurs considèrent que l’usage de l’empathie est une triche dans la recherche du score parfait.
Toutefois, l’empathie sert aussi à communiquer via un indice, une démarche tus. Mettons que je sois donneur d’indice et que je zappe le prochain joueur en ciblant celui d’après. Le joueur du milieu devient « zappé » soit par erreur (ostensiblement ?), soit volontairement : le fait que ce soit un choix ou un non-choix est potentiellement exprimable par l’empathie. Et, de fait, le joueur zappé, le joueur ciblé et éventuellement les autres joueurs peuvent en tirer des (r)enseignements.
- La connivence, c’est l’empathie invisible. L’intuition, la connaissance, la longueur d’onde accordée, à l’opposé de la résonnance. L’indice est donné exactement de la même façon que d’habitude, le schéma de jeu est totalement égal au précédent, pourtant le receveur a compris que c’était différent. C’est ‘’inexplicable’’. Certains joueurs n’oseront jamais utiliser les opportunités d’une connivence pour avancer, d’autres les utiliseront le plus souvent possible en mode ‘push-your-luck’. On peut enfin utiliser les espoirs de la connivence parcimonieusement. Cela fonctionnera certaines fois et d’autres pas.
- La volonté d’apprendre, de changer, d’évoluer. Comme dit en commentaire de l’article sur les King Speakers, je suis usuellement celui qui apporte les jeux, enseigne les règles. De facto je suis aussi celui qui ‘impose’ une méthode de jeu, une approche de la mécanique, le schéma de pensée que je crois régi par l’esprit des règles (autrement appelé RAI, Rules as Intended opposées aux Rules as Written, RAW). C’est extrêmement égocentré de ma part et il devient alors très ardu pour mes partenaires de jeu de s’adapter à ma présentation du jeu. Du reste, ils sont bien plus souvent que moi sujets aux maux de crâne après la découverte de nouvelles règles, d’un nouveau plateau !
Certains joueurs auront aussi envie d’imposer leur façon de jouer, leur stratégie, leurs astuces. Dans Hanabi, cela se concrétise sur 2 ou 3 parties médiocres jusqu’à ce que le sens du collectif parle et que les consensus s’obtiennent ensemble : « ok, dorénavant, c’est ainsi que nous allons jouer >> [annoncer un 5 à la carte la plus récente signifie que tout le reste est défaussable]».
On peut en tant que joueur accepter de changer, être prêt à apprendre, on peut aussi réussir à évoluer personnellement ou au sein du collectif.
Je vous rassure, il est également indispensable pour moi d’avoir aussi le réflexe de me remettre en cause 🙂
In fine, après la découverte de tous ces traits de caractère et après avoir enchaîné quelques parties, on observe alors la démarche d’amélioration de l’individu – moment intense et gratifiant où le jeu et la coopération ont permis d’élever le niveau de chacun et du groupe ; où l’expérience du jeu grandit, où on s’approche du score parfait.
On entend alors, ah nirvana !, ces quelques mots tant espérés « il faut que je me l’achète ! ».
4 Comments
beri
En effet, ce que tu appelles empathie, l’accentuation d’une carte lors du don d’indice, est un peu limite. Dans la mesure où la difficulté d’Hanabi réside dans le peu d’information qu’on a. Donc si on donne des infos gratuitement, on sort un peu de l’esprit du jeu. Après, chacun joue comme il veut, mais moins on s’autorise de libertés (commentaires, etc.), plus la victoire est belle !
Alnitam
Et bien, je ne savais pas qu’on pouvait autant en dire d’Anabi. Cela m’ouvre de nouveaux horizons car dans toutes mes parties, aucune carte n’était posée sans avoir les deux indices.
Pour moi, l’empathie s’approche effectivement de la triche. Mais peut-être y viendrai-je quand même.
Merci pour cet excellent article.
MiKL (@7MiKL7)
Très intéressant, un grand jeu dans une si petite boite !
Chrys M
Nous avons testé avec mes parents et aucun-e de nous a apprécié lol !