
L’intuition, cette machinerie mystérieuse
Quand nous jouons, notre intuition doit-elle venir avant ou après nos choix ? Ou comment mieux utiliser notre intuition en jouant.
Intuition
Est-ce que vous vous êtes demandé comment vous preniez vos décisions dans les jeux de société ? Est-ce que vous pesez toujours le pour et le contre ? Est-ce que planifiez toujours vos prochaines actions en tentant de les optimiser au max ? Ou est-ce que, parfois, vous faites confiance à votre intuition ?
Nos choix sont parfois dictés par un « simple » calcul de coûts et bénéfices. Cette action vous donnera plus de points qu’une autre, maintenant, ou plus tard. Cette action est donc lucrative et pertinente, logique et cohérente. Je dois, je vais la jouer. Votre cerveau est alors en plein raisonnement, en train d’additionner, de soustraire et d’anticiper.
Oui, mais.
Parfois, sans que vous ne le sachiez vraiment pourquoi, vous avez envie de faire ceci plutôt que cela. Et quelque chose vous dit que c’est une bonne idée. Et vous vous lancez, ou… pas. C’est ce qu’on appelle l’intuition. Une compétence-clé que l’on utilise souvent en jouant aux jeux de société. Et dans la vraie vie, aussi.
Faire confiance à son intuition
Pourquoi à priori, se méfie-t-on de notre intuition ? Pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à lui faire confiance ?
Parce que l’intuition communique souvent des informations sans aucune explication. Et parfois des informations originales, parfois aussi farfelues, parfois aussi raisonnables. Mais quand c’est farfelu, on peut s’interroger.
Il faut reconnaître que nous avons vraiment été éduqués avec le cerveau gauche. Réfléchir, analyser. Par conséquent, lorsque la proposition est un peu trop… originale, on se demande si la proposition, l’idée, l’intuition, ne va pas. Et le problème avec cette intuition, c’est qu’on n’a pas forcément beaucoup d’arguments pour expliquer pourquoi on l’a eu, cette inspiration. D’où elle vient. Comme la justifier, l’expliciter, la défendre.
Comment est-ce que l’intuition peut-elle répondre à nos questions, à nos prises de décisions dans les jeux (ou dans la vie aussi) ? En réalité, l’intuition peut répondre à nos questions à sa manière. Pas de manière logique, raisonnée, réfléchie, pondérée, mais d’une manière totalement différente.
Elle va y répondre d’une manière spontanée, rapide. L’intuition va donner une impression globale. Plus qu’une information avec beaucoup de détails.
Est-ce que tout le monde peut faire preuve d’intuition ?
Oui, bien évidemment.
L’intuition est quelque chose que tout le monde possède au fond de soi. Mais à des degrés divers. Passerelle entre l’inconscient et le conscient, elle est plus ou moins développée selon l’histoire éducative, les choix de vie et les rencontres de chacun.
Dans son livre de 1921, le célèbre psychanalyste Carl Gustav Jung pensait qu’elle agit comme une sorte de chef d’orchestre en complément des trois autres fonctions psychiques essentielles que sont la sensation, l’intellect et le sentiment.
Dans le livre, Jung propose quatre fonctions principales de la conscience : deux fonctions de perception ou non rationnelles (Sensation et Intuition) et deux fonctions de jugement ou rationnelles (Pensée et Sentiment). Ces fonctions sont modifiées par deux principaux types d’attitudes : l’extraversion et l’introversion.
Pour lui, « l’intuition est un processus inconscient », « Dans la conscience, la fonction intuitive est représentée par une certaine attitude d’attente, une vision perceptive et pénétrante ». Et de rajouter : « La fonction première de l’intuition est de transmettre de simples images, ou des perceptions de relations et de conditions, qui pourraient être acquises par les autres fonctions, soit pas du tout, soit seulement par des voies très détournées. »
L’intuition est en réalité une capacité qu’on a toutes et tous d’évaluer les personnes, les situations. Et dans les jeux de société, les actions à choisir. Sans avoir besoin de raisonner. Il s’agit d’un savoir intérieur dont on dispose et auquel on est capable d’accéder, facilement. Tout le monde utilise déjà son intuition, de manière consciente ou inconsciente.
La grande différence, c’est que la plupart d’entre nous s’en rende compte après-coup. Que leur intuition leur eût donné des messages avec des phrases du type : « j’aurais dû faire confiance à mon intuition » ou « mon intuition me l’avait bien dit ».
Chiller du bulbe rachidien
On l’a vu, l’intuition est la capacité, rapide, consciente ou inconsciente, d’analyser. Pour la développer, l’utiliser plus souvent et mieux, il faut savoir se mettre dans le bon « mood », le bon état d’esprit. Et tout commence par la toute première étape, définir la question, la décision, l’action que l’on désire effectuer, dans le jeu (ou dans la vraie vie aussi, somme toute).
Le fait d’identifier le choix, pertinent, permet de le clarifier. Et donc de savoir où, quoi, comment intégrer notre intuition à cette prise de décision. Devrais-je prendre plutôt cette carte-ci, ou cette carte-là ? Cette ressource-ci ou cette ressource-là ? Devrais-je effectuer plutôt cette action-ci, ou cette action-là ?
Et ensuite, la deuxième étape consiste à entrer dans un état de détente. Plus on se relâche, et plus notre intuition pourra « parler » dans notre tête. Moins elle sera bridée, écrasée par le fil de nos pensées, de nos analyses, ou de notre stress.
L’intuition requiert une tranquillité d’esprit pour grandir, s’exprimer. Comme celle que l’on peut atteindre en vacances, lorsqu’on laisse son esprit vagabonder, ou grâce à la méditation, le yoga et la relaxation. Dans ce contexte favorable, la connexion entre le corps, véhicule de l’inconscient, et le mental devient meilleure, dans le sens où l’on peut mieux percevoir les messages provenant de l’intuition.
D’où vient l’intuition ? D’une correspondance de trucs, de machins
L’intuition vient de schémas que nous avons identifiés dans nos expériences, de nos parties passées. Dès nos toutes, toutes premières parties de jeux de société (et dès notre naissance, enfance aussi), nous recherchons constamment des modèles dans notre environnement. Nous voyons 2 + 2 appariés de manière cohérente avec le nombre 4. Nous remarquons que les animaux tachetés à long cou sont appelés… girafes. Mais également, surtout, qu’une certaine carte à drafter, à jouer, n’est peut-être pas une bonne idée, parce que trop chère, trop complexe à poser.
Ces modèles, une fois identifiés, sont stockés dans notre mémoire à long terme. Se créent alors dans notre tête, dans notre mémoire des sortes de… fichiers Excel. Dans les colonnes de gauche, imaginez les modèles, les ensembles d’indices associés que nous remarquons dans des situations similaires. Et dans les colonnes de droite, nous hébergeons alors tous les différents éléments d’information. Les attentes, les indices pertinents, les objectifs plausibles, les actions typiques. Tout ce que nous avons appris à associer à ces modèles.
La prochaine fois que nous détectons l’un de ces modèles, ou un truc du genre, notre cerveau le trouve dans ce « fichier Excel » et nous fournit les données correspondantes.
Au fond, on pourrait presque dire que l’intuition est la forme d’intelligence la plus élevée !
L’intuition, une mauvaise conseillère ?
Non.
Par retour d’expérience, dans les jeux, dans la vraie vie, on peut s’accorder pour dire que dans un cadre raisonnablement cohérent, l’intuition peut être valide, essentielle et précieuse.
Quand on doit effectuer des choix dans les jeux de société, piocher telle carte, faire telle action, nous commençons souvent par des intuitions, sous la forme d’appariement de modèles. Puis nous prenons du recul et effectuons une évaluation délibérée et consciente, en passant peut-être par une simulation mentale de ce qui pourrait arriver si nous prenons une mesure.
Quel est le mécanisme « correct » ?
C’est peut-être une mauvaise question. Face à des points de vue divergents, une meilleure question serait : dans quelles conditions doit-on commencer avec notre intuition, et dans quelles conditions devrait-on la retarder ?
De mon point de vue, pour obtenir une bonne lecture de nos intuitions, nous devrions commencer par elles.
Faire les analyses en premier, diviser le choix en plus petits morceaux, peser le pour, le contre, stratégiser, anticiper, présente de nombreux avantages.
Attention, le but de cet article aujourd’hui n’est pas de dire qu’il ne faut plus réfléchir, raisonner. Et que pour mieux jouer, il « suffit » de laisser parler son intuition. Non. Examiner, analyser une situation, dans un jeu ou dans la vie, nous permet d’avoir une lecture plus fine, plus détaillée, plus précise. Le risque, en ne se basant que sur son intuition, c’est qu’on pourrait tomber dans un effet, un biais d’ancrage.
Son intuition, si elle apparaît tout au début d’une prise de décision, risque de teinter nos analyses ultérieures. Les jugements pourraient s’en sentir biaisés.
De mon point de vue, comme dit plus haut, si nous désirons tirer une bonne, une meilleure lecture de nos intuitions, nous devrions commencer par elles. Une fois que nous avons décomposé le choix en ses dimensions et caractéristiques, notre intuition de première impression va être perdue ou du moins déformée.
Prenez l’exercice consistant à lancer une pièce de monnaie pour savoir quoi faire, quelle décision prendre. Pile, je fais ceci, face, je fais cela. Se mettre à la merci de la pièce pour « décider » de notre action nous retire toute autorité, humanité. Le but de l’aléatoire ici repose sur le fait d’évaluer ce que nous pensons du résultat. Soulagé, ou déçu ? C’est ainsi que l’on peut faire le point sur nos intuitions.
Plus mieux bien
Quelles sont les conditions pour partir des intuitions ? Ou au contraire s’en passer ? Voici plusieurs dimensions que nous devrions considérer :
1. Quel est son niveau d’expérience, du jeu, de la mécanique, de la situation, de l’action ? S’il est bas, mieux vaut oublier son intuition. Car dans ce cas-là, notre intuition s’avère peu… crédible, pertinente, constructive, utile.
2. À quelle pression de temps faisons-nous face ? Si le temps est court (pensez à un jeu en temps réel, par exemple), nous n’aurons pas les moyens de procéder à une décomposition, un examen minutieux de notre intuition.
3. À quel point faisons-nous confiance à notre cadre analytique ? Si nos précédentes analyses de notre intuition ont fait leurs preuves et ont démontré leur valeur, alors là, pas de problème. Mais si les dimensions sont celles que nous avons créées… à la volée, c’est une autre histoire. Le simple fait de pouvoir décomposer une décision ne va pas nécessairement nous aider. Les dimensions peuvent se chevaucher. Ils peuvent manquer des aspects importants du choix. Ils peuvent nous… aveugler, nous biaiser sur des problèmes qui ne sont pas reflétés par nos choix.
4. Quel type de décision doit-on prendre ? Dans les jeux de société, pour faire simple, il existe deux types d’actions, de décisions : « l’abattage d’arbre », et « le taille-haie ». Pour « l’abattage d’arbres », une fois que nous avons opérer un choix, c’est terminé, plié. On ne pourra pas revenir en arrière. « L’arbre » est tombé. On ne peut pas commencer à abattre un arbre pour ensuite changer d’avis après avoir coupé le tronc à mi-chemin. En revanche, si l’on se trouve face à une décision de «taille de haie», tout est question alors d’ajustement. En fonction de la façon dont nous apprécions le résultat de notre choix. Nous prenons cette carte maintenant, mais elle ne va pas changer son jeu, sa stratégie en profondeur. Nous pourrons modifier nos décisions. Dans ce cas-ci, nous pouvons éviter de nous laisser entraîner par notre intuition, pour éviter de se faire prendre au piège ou biaisé par elle.
5. Quel genre de personne sommes-nous ? Si nous sommes plutôt ouverts d’esprit, nous devrions être plus susceptibles d’adapter et de réviser nos points de vue. D’un autre côté, si nous avons tendance à être catégorique et à résister au changement d’avis, alors nous devriez définitivement différer notre jugement intuitif. Il vaudrait alors mieux ne pas nous focaliser sur cette intuition.
6. La situation est-elle stable ? Si les conditions ne changent pas très rapidement, nous pouvons lancer notre analyse en… toute sécurité. Si la situation est très fluide, chaotique, comme on dit dans les jeux de société, notre analyse peut devenir obsolète avant d’avoir terminé. Au risque de tomber dans un amer analysis-paralysis. Ou un FOBO. Mais dans ce cas-là, on ne fait plus confiance à son intuition, mais à son analyse (trop poussée).
7. Dans quelle mesure les objectifs sont-ils clairs ? Si les actions à effectuer dans le jeu son mal connues, peu structurées et aux objectifs mal définis, ce qui arrive souvent lors de sa toute première partie à un jeu, il vaudrait mieux se fier à notre intuition pour nous adapter au fur et à mesure que nous en apprendrons plus sur le jeu. Nos premières analyses ne vous guideront pas de toute façon. On n’y comprend rien de toute façon… Alors autant « lâcher prise » et essayer. Laisser parler, faire confiance à notre intuition.
8. Est-ce un jeu coopératif ? Si tel est le cas, dans un jeu coopératif, tout est question de discussion, et de justification. On ne peut pas juste annoncer aux autres : « parce que », ou « c’est mon intuition ». Travailler à plusieurs, collaborer, nécessite de devoir expliciter ses choix. Par conséquent, les analyses, basées sur l’analyse du choix, deviennent plus susceptibles de satisfaire les membres de son équipe.
9. Pouvons-nous différer, mettre notre intuition en attente ? Si c’est le cas, laissons parler notre intuition, et prenons le temps, ensuite, de l’analyser.
L’idée ici n’est pas de brider, ou au contraire « ouvrir les vannes » de son intuition, mais bel et bien de mieux la contrôler pour savoir quand, et si l’utiliser.
Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Enseigne à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration, travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste.
Et vous ? Est-ce que vous écoutez votre intuition quand vous jouez aux jeux de société ?


2 Comments
schindou
Malcolm Gladwell dans son livre « Blink » prend comme exemple une étude avec un jeu de carte pour « expliquer » l’intuition. 2 piles de carte retournées avec des nombres distribués aléatoirement de -10 à +10. Le but du jeu est de tirer des cartes dans une des 2 piles et d’avoir le plus grand total. Le jeu est biaisé en fait, une des 2 piles est plus favorable que l’autre. La différence est minime par rapport à l’autre mais les joueurs, sans pouvoir l’expliquer finissent tôt ou tard par privilégier la « bonne » pile. La pluspart diront qu’ils ont fait ce choix intuitivement…
alinerig
Merci pour cette article qui ouvre un autre registre du jeu. Pour poursuivre la compréhension de nos actions il y a un très bon livre de Daniel Kahneman « Système 1, sytème 2 : les deux vitesses de la pensée »