Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

LEGO s’engouffre dans le jeu narratif

LEGO lance une nouvelle gamme de briques et de missions narratives avec LEGO City.


LEGO

90 ans. En 2022, cela fait 90 ans que les briques LEGO existent. Les premiers jouets Lego sont créés en 1932 par un charpentier danois, Ole Kirk Christiansen. Le nom lego vient des mots danois leg godt, qui signifient « joue bien ».

Comme nous l’apprend Wikipédia et la page officielle LEGO, après le crash boursier de 1929, la crise économique força le charpentier danois Christiansen à se reconvertir pour fabriquer des jouets en bois. Mais l’incendie de son usine, la guerre et la mauvaise qualité du bois le poussent plus tard vers le plastique.

En 1952, il crée les premières briques en plastique à tenons, les picots, et, après les avoir testées en les donnant à ses enfants, les commercialise en 1954. Mais la capacité qu’ont les différentes pièces à s’imbriquer entre elles et à se séparer est peu efficace. Les premiers essais de brique en plastique ne s’emboîtent pas très bien. En 1958, le plastique ABS apporte une amélioration car il est plus résistant et solide. La première figurine a, quant à elle, vu le jour beaucoup plus tard, en 1978.

Christiansen a ensuite passé le flambeau de l’entreprise à son fils, Godtfred Kirk Christiansen. Le premier parc Legoland est ouvert en 1969 au Danemark. Aujourd’hui, il en existe 10 à travers le monde.

Les clés du succès des LEGO résident dans leur capacité d’innovation, notamment en créant des gammes touchant des thèmes actuels avec Lego City, Lego Star Wars, Lego Friends, etc., mais aussi leurs normes de qualités très strictes de production.

En août 2018, Lego lance ses premières pièces en plastique végétal. Conçu dans le laboratoire de recherche et développement de la firme pour répondre à la demande des consommateurs, ce matériau durable est élaboré à partir de canne à sucre.

Et en parlant d’innovation justement, cette semaine, le groupe LEGO a annoncé une expérience interactive unique pour les créatifs en herbe : LEGO City Missions.

Cette nouvelle expérience emmènera les enfants dans un périple de construction s’appuyant sur une histoire, mettant à l’épreuve l’imagination et l’expérimentation créative. C’est la dernière innovation de LEGO City qui permet aux enfants de plonger dans un monde d’aventures et de missions interactives à résoudre grâce à des défis de construction sans instruction et avec une appli assistante et des personnages à l’écran.

LEGO parie donc sur le narratif. L’une des tendances fortes dans l’industrie du jeu et du jouet.

LEGO et le jeu de société

Ce n’est pas exactement la première fois que LEGO se lance à l’assaut du jeu narratif, et du jeu tout court. Souvenez-vous, en 2009 ils lancent toute gamme de boîtes LEGO crossover avec des règles pour y jouer en mode « jeu de société ». Le célèbre auteur de jeux Reiner Knizia en signe même plusieurs.

Le thème des jeux LEGO utilisait des briques et des techniques de construction standard dans la construction et le jeu de société, avec deux éléments spécifiques que l’on retrouvait souvent dans cette gamme, des micro-figures, ou figurines, et un dé. Le dé est en fait si intrinsèque au thème qu’il est en fait intégré au logo de la gamme. La plupart de ces jeux comportaient un plateau qui devaient être construit, avec un certain nombre de structures autonomes supplémentaires à rajouter.

Après une trentaine de boîtes, de jeux, cette gamme et mécanique entre LEGO et jeux de plateau fut arrêtée quatre ans plus tard. En 2013, LEGO cessa en effet de commercialiser ces crossovers. Le succès ne fut pas au rendez-vous. Et pour cause. En voulant avoir « le cul entre deux chaises », proposer de jouer au LEGO et de faire du jeu de société en même temps, le grand écart s’est lamentablement vautré. Qui trop embrasse mal étreint…

Cette gamme n’était pas véritablement fidèle au système LEGO. Les gens achètent des LEGO pour construire, pas pour jouer à des jeux de société. Même si l’idée d’un thème des jeux est créative et avait beaucoup de potentiel, elle n’a jamais vraiment décollé parce que le public ne s’y est pas retrouvé. Ni celui qui voulait jouer au LEGO, ni celui qui voulait faire du jeu de plateau. Depuis lors, LEGO ne s’est plus aventuré sur ce chemin. Jusqu’à cette semaine. Avec cette nouvelle gamme, LEGO réitère l’expérience, en quelque sorte. Sans viser le public des jeux de plateau, LEGO se concentre cette fois sur son cœur de métier, les… LEGO et les enfants, en rajoutant une toute nouvelle couche, narrative. Parce que nous aimons le narratif.

Pourquoi aimons-nous tant la narration ?

Cerveau

Pourquoi les humains sont-ils à ce point épris de récits ? Le cerveau est une machine à sécréter des histoires. Nous sommes, vous et moi, des animaux narratifs : Homo sapiens est «le grand singe avec l’esprit conteur», selon l’expression de Jonathan Gottschall dans son ouvrage The Storytelling Animal. How Stories Make Us Human.

Notre cerveau passe son temps à fabriquer des récits et à consommer ceux que produisent les autres. « La narration est pour un humain comme l’eau pour un poisson – complètement englobante et presque impalpable« , explique Gottschall. Mais pourquoi ?

Il faut reconnaître que la fréquentation de la fiction nous permet d’apprivoiser le monde réel et de produire du sens à partir des événements plus ou moins chaotiques de notre vie.

Interprète

Si nous sommes à ce point épris de narration, c’est parce que notre compréhension du monde et de nous-mêmes est fabriquée par un système cérébral qui nous raconte des histoires en permanence. Le neuroscientifique Michael Gazzaniga, qui l’étudie et le décrit depuis une quarantaine d’années, l’appelle «l’interprète»: un mécanisme qui «élabore une narration à partir de nos actions et nous donne l’impression d’avoir un esprit unifié», écrit-il dans son ouvrage, Tales from Both Sides of the Brain. A Life in Neuroscience.

Les histoires que nous raconte l’interprète sont-elles… vraies ? L’interprète lui-même, si l’on ose dire, s’en fiche. Il suffit qu’elles aient un minimum de cohérence. «Il utilise ce qu’il a sous la main et improvise le reste. La première explication qui semble faire du sens fera l’affaire», écrit Gazzaniga.

Le processus par lequel le phénomène a été mis au jour est devenu lui-même un… récit. Nous sommes au début des années 70. Gazzaniga mène des tests cognitifs avec des patients dont les hémisphères cérébraux ont été séparés chirurgicalement pour soulager les effets d’une épilepsie incurable. Chez ces patients, les deux moitiés du cerveau ne communiquent donc plus entre elles. Aucune des deux ne sait ce que l’autre fabrique. Ce qui n’empêche pas les propriétaires de ces cerveaux de fonctionner normalement. À quelques détails près.

Puis, on commence l’expérience. On montre deux images à ces patients, une pour chaque œil, en prenant soin de séparer les yeux avec une cloison qui isole les deux champs de vision. L’œil gauche, connecté au cerveau droit, voit une allée enneigée. L’œil droit, connecté à l’hémisphère gauche, voit un poulet. On ôte ensuite la cloison pour montrer une série d’autres images aux deux hémisphères, demandant au patient de pointer du doigt celle qui s’apparie le mieux à celle qu’il a vue avant. La main gauche, pilotée par le cerveau droit, choisit une… pelle.

Pourquoi ce choix ? Le cerveau droit l’a choisie pour déblayer l’allée enneigée. Normal. Mais le cerveau gauche, celui qui contrôle le langage et donc qui répond au chercheur, ne le sait pas. Il n’a pas vu la neige, lui, il a vu un… poulet. Mais alors pourquoi veut-il la pelle ? La réponse correcte consisterait à dire qu’il n’en a pas la moindre idée. Mais ça, il ne peut l’admettre. Il répond donc: «Parce qu’il faut une pelle pour nettoyer le poulailler !» C’est ainsi que, attelé à «concocter une histoire pour expliquer le pourquoi», le cerveau gauche du patient «avait affabulé à partir des indices disponibles», commente Gazzaniga dans son autre ouvrage Le libre arbitre et la science du cerveau.

Voilà donc « ce que notre cerveau fait à longueur de journée: il prend les impulsions venues de ses différentes régions et de l’environnement extérieur, et il les synthétise en une histoire qui fait du sens », écrit Gottschall. Si tout va bien, l’explication sera juste. Dans tous les cas, elle aura satisfait notre besoin de narration. «Nous, les humains, sommes toujours en quête d’un pattern, d’une cause et d’un effet, du sens des choses. Ce faisant, nous trouvons notre bizarre unicité

La théorie de l’esprit

Lire les pensées des autres, ce n’est pas une faculté paranormale. C’est ce que nous faisons sans arrêt, depuis tout petit. Notre cerveau sait le faire, car il possède ce qu’on appelle la «théorie de l’esprit». Chacun de nous «théorise», très jeune, que les autres êtres humains sont dotés d’un esprit, et que celui-ci fonctionne de la même manière que celui qu’on sent à l’œuvre à l’intérieur de soi. Cela permet de faire des théories sur l’esprit des autres, cueillant des indices et les tricotant ensemble pour imaginer ce que nos semblables ressentent, ce qu’ils cogitent, ce qu’ils mijotent.

Voici le deuxième pilier de notre relation passionnée à la narration. «La théorie de l’esprit est un ensemble d’adaptations cognitives qui nous permettent de naviguer dans notre monde social. Membres d’une espèce intensément sociale, nous lisons donc de la fiction parce qu’elle mobilise notre théorie de l’esprit d’une façon particulièrement intense. Nous lisons des romans parce qu’ils font travailler notre théorie de l’esprit», écrit la narratologue Lisa Zunshine dans Why We Read Fiction. Theory of Mind and the Novel. Ancré dans notre nature, amplifié par la culture, notre penchant pour le récit semble ainsi avoir été sélectionné par l’évolution parce qu’il entretient et développe notre capacité fondamentale de lire autrui.

La «théorie de l’esprit» est un phénomène inné. Elle est inscrite dans « l’équipement » de base de notre cerveau. Puissamment «culturogène», elle donne lieu à quantités de culture. Cette dernière devient une partie prépondérante de l’environnement qui influence à son tour notre évolution.

Le pouvoir psychologique de la narration

LEGO, avec cette nouvelle gamme de boîtes, de jeux, de jouets, de briques, d’expériences narrative, a bien compris l’importance du récit. Car le récit a quelque chose de très excitant. Mais il n’a pas fallu attendre mai 2022 pour le constater. Le narratif, le récit, c’est le mélange ultime de traditions anciennes et de nouveaux modèles de communication.

Il y a eu des histoires et des messages diffusés à travers différents médias depuis que l’homme, et la femme, de Cro-Magnon a compris que des pigments minéraux comme l’oxyde de fer et le manganèse noir pouvaient être appliqués sur les parois des rochers et des grottes. Qu’il s’agisse de raconter la vie, de communiquer avec les autres ou de créer une image inspirante, des histoires ont été racontées.

Même avec les capacités de plus en plus sophistiquées et époustouflantes de la technologie, comme ici avec LEGO et son appli assistante, ou que l’on retrouve dans nombreux jeux de plateau récents, les outils deviennent à la fois plus accessibles et immersifs. À tel point que les frontières s’estompent aujourd’hui en gros maelstrom d’expériences.

Malgré tout cet emballement technologique à renfort d’appli et plateformes web, cependant, notre cerveau humain a suivi une trajectoire évolutive plus lente que la technologie. Notre cerveau réagit toujours au contenu en recherchant l’histoire pour donner un sens à l’expérience. Quelle que soit la technologie, le sens commence dans le cerveau. Le succès de l’effort de la narration repose sur la résonance, l’authenticité et la richesse créées par le récit.

Les récits sont des expériences humaines authentiques. Les histoires dépassent la technologie et nous amènent au cœur de l’expérience, comme tout bon conteur le sait. Il y a plusieurs raisons psychologiques pour lesquelles les histoires sont si puissantes.

Liens, forts

Les histoires ont toujours été une forme de communication primordiale. Ce sont des liens intemporels avec des traditions anciennes, des légendes, des archétypes, des mythes et des symboles.

Ils nous relient à un moi plus grand et à des vérités universelles. Les histoires parlent de collaboration et de connexion. Ils transcendent les générations, ils nous engagent à travers les émotions et ils nous connectent aux autres. À travers des histoires, nous partageons des passions, des tristesses, des épreuves et des joies. Nous partageons le sens et le but. Les histoires sont le terrain d’entente qui permet aux gens de communiquer, de surmonter nos défenses et nos différences.

Les histoires nous permettent de mieux nous comprendre et de trouver nos points communs avec les autres. Les histoires sont notre façon de penser. Ils sont la façon dont nous donnons un sens à la vie. Appelez-les schémas, scripts, cartes cognitives, modèles mentaux, métaphores ou récits.

Les histoires sont la façon dont nous expliquons comment les choses fonctionnent, comment nous prenons des décisions, comment nous justifions nos décisions, comment nous persuadons les autres, comment nous comprenons notre place dans le monde, créons nos identités et définissons et enseignons les valeurs sociales. Les histoires mettent de l’ordre.

Les humains recherchent la certitude et la structure narrative est familière, prévisible et… réconfortante. Dans le contexte de l’arc narratif, nous pouvons résister à des émotions intenses car nous savons que la résolution suit le conflit. Nous pouvons faire l’expérience d’un… filet de sécurité. Les histoires sont la façon dont nous sommes câblés, construits.

Pour le cerveau humain, les expériences imaginées sont traitées de la même manière que les expériences réelles. Les histoires créent de véritables émotions, une présence, le sentiment d’être quelque part, et des réponses comportementales. Les histoires sont la voie pour engager notre cerveau droit et déclencher notre imagination. En engageant notre imagination, nous devenons participants au récit. Nous pouvons sortir de nos existences, voir différemment et accroître notre empathie pour les autres. Grâce à l’imagination, nous puisons dans la créativité qui est le fondement de l’innovation, de la découverte de soi et du changement.

Que conclure ? Si le moteur du récit et de notre attachement réside dans la biologie de notre cerveau, cela n’enlève rien à la grandeur de la fiction, qui nous entoure dans des romans, des pièces de théâtres, des films et des séries TV, mais aussi des mythes religieux, des programmes politiques, des ragots, des théories du complot, les récits de nos potes sur les réseaux sociaux et, comme aujourd’hui, dans ces expériences narratives LEGO.

Retour à nos briques LEGO

Cette semaine donc, LEGO City Missions a été lancé avec trois nouveaux set basés sur le sauvetage d’animaux, l’exploration spatiale et des enquêtes policières. Chaque boîte est accompagnée d’une histoire interactive, chaque histoire contenant huit missions distinctes. Les enfants seront inspirés pour les constructions de modèles de base, qu’ils seront ensuite encouragés à reconstruire et à adapter constamment aux différents scénarios, défis et missions qu’ils rencontrent tout au long de chaque histoire.

À l’aide d’un code QR à l’intérieur de la boîte, les histoires interactives sont accessibles via l’application LEGO Digital Building Instructions.

Avec chaque aventure choisie par les enfants, comportant différentes missions, ils vont pouvoir s’immerger dans une aventure, un récit, une expérience. En utilisant le pouvoir de la narration, comme vu plus haut, pour stimuler l’imagination, avec les briques LEGO de la boîte, les enfants vont pouvoir plonger et prolonger l’expérience de jeu tout en construisant et en reconstruisant en fonction du récit.

Ces boîtes LEGO narratives sont annoncées pour dans quelques jours, pour une sortie le 1er juin en boutique avec un prix avoisinant les 30 euros.

Un smartphone ou une tablette avec l’application LEGO Building Instructions installée est nécessaire pour jouer aux missions LEGO CITY.


Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste. Et comme joueur, surtout. Ses quatre passions : les jeux narratifs, sa ménagerie et les maths.


Du LEGO qui lorgne du côté des jeux narratifs, vous en pensez quoi ? Un futur cadeau ?

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3 Comments

  • Elton

    Très bel article. Bien curieux de voir se qui se cache dans ces boîtes et comment les fans de LEGO vont pouvoir (ou pas) s’affranchir à terme des guides narratifs de ces boîtes pour, pourquoi pas, les étendre et partager leurs propres créations avec les autres.

    • Hugo

      Perso ça ne me choque pas. Les petits écrans tactiles font désormais partie intégrante de nos vies, qu’on le veuille ou non. La démocratisation de la lecture en son temps a eu ses détracteurs, tout comme le cinéma ensuite, l’informatique, les jeux vidéos, internet plus récemment et les téléphones / tablettes aujourd’hui. La vie a ensuite fait ses preuves, et que ces activités soient prouvées comme nocives ou non, tout l’enjeu réside plutôt dans le fait de limiter les risques que réellement les supprimer.

      Honnêtement je préfère pour mes enfants leur apprendre à utiliser ces outils / loisirs le plus intelligemment possible, et leur faire comprendre les risques qu’ils comportent du mieux possible. Leur interdire / leur masquer l’existence de ce type de produits ne me semble pas leur rendre service pour leur futur. Ils auront des comportements dangereux pour eux-mêmes tout au long de leur vie : aux parents de faire en sorte qu’ils en aient conscience et adaptent leur comportement pour les limiter le plus possible.

      Du coup si l’intégration de l’application est intelligente et complète bien la construction, qui reste la base du Lego je trouve, cela colle parfaitement à mon style personnel d’éducation.

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