Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Le contact humain est maintenant devenu un produit de luxe. Et comment le jeu de société peut changer cela

Ce vendredi 29 mars et comme chaque semaine, si tout va bien, nous invitons des ami.e.s, des collègues de boulot et des voisin.e.s à venir nous rejoindre pour une soirée jeux. Parfois pour du jeu de rôle, souvent pour du jeu de plateau. Une tradition que nous entretenons depuis… 2007, si mes souvenirs sont bons

Oui, un peu comme le film Game Night (2018), mais sans les mafieux et avec nettement moins de poursuites en voiture. Dommage

Ce sont d’ailleurs ces soirées qui nous ont inspiré.e.s à nous lancer dans l’aventure pour créer le Bar à Jeux de Genève qui existe depuis 12 ans aujourd’hui

Écrans VS IRL. Riches VS Pas riches

Nos vies d’êtres humains n’ont jamais été autant rivetées à nos écrans: Whatsapp, Insta, FB, Twitter, Gmail, la plupart de nos interactions « sociales » sont aujourd’hui médiatisées par des appli, par des assistants

Nous passons désormais par elles pour voir, entendre, parler, écrire, interagir, les cinq fonctions primordiales de tout contact humain

De là à tomber dans le scénario très « blackmirroresque » du film Her de 2014, il n’y a peut-être qu’un (dangereux) pas. Aaaaah, la fameuse scène du début du film dans le métro

Sommes toutes et tous logé.e.s à la même enseigne? Est-ce que se couper des contacts humains est devenu une réalité (tragique) pour tout le monde?

Non

Les plus riches d’entre nous refusent de plus en plus cet état de fait pour s’affranchir le plus possible des écrans. Au point de placer leurs enfants dans des écoles « spécialisées » sans écran et repousser le plus tard possible leur accès. Leur donner ou leur lire un livre, sortir, jouer, plutôt que d’allumer la télé, la console ou la tablette

Pourquoi? Car les plus fortuné.e.s de la société, également les plus éduqué.e.s, c’est lié, comprennent le danger qui consiste à placer un enfant devant un écran: moins d’imagination, de créativité, retard de langage, cognitifs, développement de TSA et surtout, d’empathie et de contact social. Tout un programme

C’est en tout cas le propos de cet article paru dans le New York Times ce dimanche 24 mars et qui fait beaucoup de bruit sur la toile (expression de vieux de 2004)

Selon la journaliste Nellie Bowles, aujourd’hui les plus fortuné.e.s se détournent des écrans pour privilégier le contact humain

“What we are seeing now is the luxurification of human engagement » 

La voiture était le marqueur social des années 50-80. Posséder et caracoler avec une grosse voiture signifiaient que vous aviez les moyens, que vous étiez différent.e.s

Aujourd’hui, avec des leasings extrêmement bas et surtout, entre crise climatique et scandales à répétition des constructeurs automobiles, les gens se sont détachés de cette vision de l’automobile aussi has-been que peu soutenable pour la planète. La vénération de l’automobile s’érode

Dans les années 80-00, c’était la technologie qui était considérée comme un produit de luxe. Il y avait les ayants, et les non-ayants, les pionniers et les paumés. Vous souvenez-vous de la campagne (foireuse) des Google Glass de 2013? Ces lunettes « augmentées » slash numériques réservées aux VIP, avec un prix à 1’5K. Pareil avec le tout premier Oculus Rift, et autres devices

Mais on en est revenu. Entre captation de l’attention et de nos données (hello Cambridge Analytica), sans parler de la prédation sur l’environnement pour leur production, une « classe » (mais peut-on véritablement parler de classe?) s’en détourne de plus en plus aujourd’hui

En 2010-2020, le luxe, c’est de pouvoir se passer de toute cette invasion du numérique et pouvoir revenir à l’humain

Nono-Techno

Et le fossé grandit entre cette « classe » éduquée qui réalise les méfaits des écrans sur nos vies, sur celles de leurs enfants, et les autres

Pour cette classe de néo-bobos, nono-techno, la technologie est à proscrire. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut se remettre à écrire des lettres à la plume. Faut pas pousser grand-mère dans un câble HDMI non plus. Mais que le contact humain devient un bien, un luxe, une… rareté

Quand avez-vous serré la main d’une personne pour la dernière fois? Aujourd’hui? Hier? Plus tard? Quand avez-vous parlé avec quelqu’un « en vrai », pas au téléphone je veux dire (mais qui parle encore au téléphone??? Ça fait bien longtemps que nos portables ne servent plus à ça)

À force de nous figer derrière nos écrans, nous nous coupons des autres. Plus d’irréel, moins de réel

Je suis né dans les années 70. Je n’ai pas grandi avec les portables. J’ai commencé à regarder la télé quand j’avais dix ans, et les ordis et jeux vidéo ne sont apparus que lorsque j’en avais 12-13 (hello Commodore 64)

Difficile alors, ou facile, plutôt, pour notre génération X de s’imaginer la vie sans portable, sans écran. Un livre, une balade, et ça rigole. Pour les Millenials qui ont toujours vécu baignés dans ce maelström numérique, c’est peut-être plus compliqué

Hashtag vieux con? Hashtag c’était mieux avant?

C’était différent, en tout cas. Moins? Mieux? Moins de selfies devant des océans turquoises, ça c’est certain

Jeux de mains, jeux de vilains. Jeux de société, jeux de privilégié.e.s?

10’100

C’est le chiffre de fréquentation de la plus grosse convention de jeux en Suisse qui vient tout juste de fermer ses portes il y a dix jours

Ludesco, qui a lieu chaque année en mars à la Chaux-de-Fonds, pas forcément la ville la plus centrée de Suisse ni la plus sexy non plus (mes respects à mes ami.e.s du Haut). Et pourtant. Leurs chiffres ne cessent de grimper, d’exploser-même. 800 en 2017, 5’4K en 2018 et pratiquement le double en 2019

Une tendance que l’on voit émerger un peu partout sur les salons, conventions et festivals. La fréquentation est en hausse

Car oui, s’il fallait le rappeler, le jeu de société est en plein boom depuis 5-10 ans. Et les médias s’y intéressent de plus en plus, voyant là une tendance, une évolution curieuse et croustillante de la société:

Si l’on suit et abonde dans le sens de l’article de la journaliste américaine Nellie Bowles, on pourrait croire que seul.e.s les plus riches cherchent à renouer avec l’humain. Pour les autres, les échanges « numériques » suffisent

Le jeu de société et sa vitalité mondiale nous prouvent bien le contraire

J’ai passé mon weekend à Ludesco, et rarement je n’y ai vu des gens captivés ou capturés par leur portable

En revanche, oui, j’y ai vu des gens échanger, discuter, rigoler, négocier, bluffer, planifier. Interagir, tout simplement

Le contact humain est devenu un luxe? Certes. Réservé aux plus nanti.e.s d’entre nous? Non

Une boîte de jeu ne coûte franchement pas si cher (si on ne tape pas dans les formats XXL à la Gloomhaven). Pour quelques dizaines d’euros / CHF on peut déjà en acheter une, de quoi passer du temps, et du bon temps, avec des êtres humains vivants, pas besoin d’être milliardaire

Le galop, la chasse, le naturel

Car après tout, ce que les jeux de société nous offre c’est la possibilité de nous retrouver. Est-ce un luxe? Oui, peut-être

Est-ce amené à disparaître? Non, si l’on en croit les chiffres de fréquentation des salons (Ludesco, Cannes, Essen, PEL, Gen Con…)

Ou alors si, attendez, peut-être que je me trompe. Cela voudrait juste dire qu’il y a eu 10’100 milliardaires qui sont venu.e.s participer à Ludesco il y a dix jours

Aujourd’hui, entre échanges mails, FB Messenger, messages vocaux Whatsapp, stories sur Insta, le contact humain est devenu un luxe, une rareté

Mais en même temps, on n’a jamais eu autant besoin de nous retrouver, de partager des expériences ensemble. La chasse, le galop, le naturel. Et pour y arriver, pas besoin d’être blindé.e aux as. Il suffit d’une boîte de jeu, de quelques ami.e.s, collègues et/ou voisin.e.s, et c’est parti

Et au fond, qu’importe si le jeu est démentiel ou raté, trépidant ou plat, 5/5 ou 1/5. Le fait qu’il parvienne à réunir des gens ensemble IRL AFK dans la vraie vie qui sent des pieds et de la bouche est déjà un succès en soi

Pas besoin d’être milliardaire, juste d’être… humain

Car au fond, qu’est-ce qui nous rend humain? Véritablement, profondément humain? Les autres.

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4 Comments

  • Garibaldi31

    Merci Gus pour ces articles d’analyse, je me retrouve complètement dans ton propos, et ça fait du bien de l’entendre dire avec autant de vigueur!

    Ne reste plus qu’à imaginer un programme politique avec le jeu de société comme axe de développement! Et pourquoi pas? 😉

    • Gus

      On pourrait appeler ça… Le Jeu en Marche. Ha non c’est déjà pris, à peu près. Renaissance? Non déjà pris aussi 😂

      N’empêche, c’est quand même inquiétant. L’Angleterre a créé en 2018 le ministère de la… solitude

      Et comme dit dans l’article ci-dessus, qu’importe que le jeu déchire ou déçoive. Qu’il soit du hard ou simple fun. L’important, c’est qu’il réunisse des gens, de tous âges, de tous genres, de tous horizons

      Quand on joue à un jeu, qu’on perde ou qu’on gagne, on gagne à y jouer pour partager (je vais en faire un t-shirt…)

  • Garibaldi31

    Oui je me souvient aussi de cet article, c’est flippant pour les anglais, et ce phénomène pourrait même être analysé sous l’angle du Brexit… Je pense même que l’excès de libéralisme, jamais remis en cause depuis Tatcher, a fini par produire cette situation où les gens sont de plus en plus seuls et se replient sur eux-même, nous offrant ce spectacle complètement baroque.

    Moi-même je me suis remis à fond dans le JdS à un moment de ma vie où je souhaitais retrouver du lien social. Je suis devenu élu du personnel dans ma boîte et j’ai lancé une animation le midi, au début 2x/mois, et depuis c’est tous les jours. J’arrive même plus à suivre! 😉

    Si tu lances un T-shirt, je t’en prendrais un volontiers, j’aime beaucoup ton slogan.

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