
Le Grandeur Nature, ou comment la fiction s’immisce dans la réalité
Immersion dans le jeu de rôle grandeur nature australien. Ou comment le GN peut déteindre dans la vraie vie.
Le jeu de rôle grandeur nature
Le jeu de rôle grandeur nature, ou GN, ou LARP en anglais, continue de captiver. Après s’est penché sur le Jubencha, le Grandeur Nature en Chine, après avoir discuté de Disney qui se met à intégrer des éléments de Grandeur Nature dans ses parcs, laissez-nous vous présenter un autre article paru ce samedi 18 juin dans le média anglo-saxon The Guardian.
Cet article parle du concept de « bleed », ou « saignement », en anglais. En GN, Le bleed désigne le transfert d’émotions entre le hors-jeu et le « en jeu ». Le bleed, tel qu’il est défini, employé et parfois présent en jeu de rôle grandeur nature, c’est quand les émotions du personnage contaminent celles de la joueuse et du joueur, et inversement.
On parle de « bleed » lorsque des émotions vécues en-jeu persistent hors-jeu.
The Guardian consacre tout un article sur le Grandeur Nature et ce concept de « bleed ». En voici la traduction. Si vous faites, comme moi, du Grandeur Nature, l’article peut vous intéresser. Surtout qu’il s’agit ici de la scène du GN australien, dont on entend peu parler. Bonne lecture !
Le GN s’immisce dans le réel : « Je tombe fondamentalement amoureux d’une personne qui n’existe pas »
The Guardian, samedi 18 juin 2022, par Jenny Valentish.
Le jeu de rôle grandeur nature peut rendre une vie ordinaire extraordinaire pendant quelques heures ou quelques jours. Mais le retour à la vie normale n’est pas toujours facile.
Pendant 52 heures, Davide Orazi n’a pas lâché le personnage, pas même en allant se coucher. Dans ce jeu de rôle grandeur nature (GN) intitulé Conscience, basé sur la série Westworld de HBO, on lui a confié le rôle d’un invité, le type qui peut afficher son pouvoir sur les robots hôtes du parc d’attractions, sans conséquence.
En fin de compte, Orazi a trouvé une voie de rédemption pour son homme en noir, mais une difficulté supplémentaire est apparue sous la forme d’une romance avec un autre personnage dans l’intrigue – alors que dans la vraie vie, les deux sont mariés à d’autres personnes. « Ce qui est problématique, car votre cerveau ne le sait pas », a déclaré Orazi à la rédaction du Guardian Australie. « Maintenant, mon cerveau est bourré d’endorphines et je tombe fondamentalement amoureux d’une personne qui n’existe pas. »
De tels dilemmes éthiques sont monnaie courante en Grandeur Nature. En fait, les thèmes sont souvent conçus pour mettre des situations avec des « et si ». Conscience, qui lorgne du côté de l’expérience de Stanford dans son exploration psychologique de la dynamique du pouvoir, a remis en question la nature de l’humanité. Orazi, un vétéran du Grandeur Nature depuis 20 ans (depuis qu’il s’est rendu compte qu’une simple table de Donjons et Dragons ne pouvait lui suffire) compte cette expérience comme l’une de ses préférées.
« Dans notre vie quotidienne, nous ne saurons jamais nécessairement si nous sommes des êtres horribles ou des créatures fantastiques », explique-t-il. « Être exposé à des situations aussi radicalement différentes est assez bouleversant quand vous sortez du jeu, et donc ça pousse à se poser des questions. »
Orazi est maître de conférences en marketing à l’Université Monash et co-auteur d’un nouvel article académique, There and Back Again: Bleed from Extraordinary Experiences = « Aller et retour. Le bleed d’expériences extraordinaires. » Une partie de son travail consistait à s’intégrer dans différents Grandeur Nature. Son co-auteur, le Dr Tom van Laer – professeur agrégé de narratologie à l’Université de Sydney – devait, lui, rester fermement ancré dans la réalité.
« L’arrangement est qu’une fois la recherche terminée, je peux aussi y participer », rit Van Laer.
Pensez au Grandeur Nature et votre esprit pourrait faire le raccourci avec des passionnés aux oreilles d’elfe en caoutchouc brandissant des épées scotchées. Et le film Role Models de Paul Rudd de 2008 n’a pas aidé. Un film dans lequel les personnages « nerds » sont tous un peu « à l’ouest ». Mais, comme l’explique Orazi, le Grandeur Nature n’est qu’un médium, comme le théâtre.
Certains Grandeur Nature sont des affaires à gros budget, comme le Bunker 101 en Italie, qui se déroule en 2057 après une guerre thermonucléaire mondiale et se déroule dans un véritable abri antiatomique, et le Monitor Celestra en Suède, avec un simulateur de sous-marin remplaçant un vaisseau spatial, qui a exploré « le conflit culturel et personnel à l’ombre de la destruction des 12 colonies de l’humanité ». Le jeu Conscience se déroulait à Tabernas, en Espagne – la région des western spaghetti.
Le Grandeur Nature a tendance à attirer les employés qui se sentent insatisfaits, dit Van Laer, mais aussi ceux qui ont des emplois exigeants mais qui manquent de plaisir. De nombreux médecins et infirmières ont rapporté que le jeu de rôle Whitby Goth Weekend était un moyen de traiter leurs relations quotidiennes avec la mort. « Il y a aussi des gens qui sont vraiment fâchés par le fonctionnement des marchés ; ils rejettent tout de la société capitaliste.
Chris Price est superviseur d’une usine de traitement de plastique, mais son monde caché est celui de Scy’kadia, qu’il a créé en 2015. Jusqu’à 120 personnes se présentent aux jeux bimensuels de la réserve de Rooty Hill, dans l’ouest de Sydney (« de temps en temps, il y a des enfants qui jouent au cricket, mais on les appelle affectueusement « les fantômes des champs »), et encore plus lors des rassemblements semestriels près d’un camp scout, qui permettent une immersion de quatre jours. Il a pris la décision de coller Scy’kadia au genre fantastique générique, plutôt que de se concentrer sur un livre ou un film spécifique, pour permettre un large éventail de participants.
« Si vous êtes un grand fan d’Aragorn, vous pouvez facilement trouver un moyen de faire vivre un mercenaire rustique dans les bois », dit-il à propos du personnage du Seigneur des Anneaux, « et nous avons tous les archétypes de D&D que tout le monde connaît et apprécie. Nous avons une base de données où nous gardons une trace des joueurs et des extraits de leur trame de fond que nous pouvons intégrer à l’intrigue. Si nous constatons que le 18e Viking appelé Bjorn a rejoint le jeu, nous lui disons qu’il voudrait peut-être proposer un nom de scène différent afin que lorsque nous appelons « Bjorn », 18 personnes ne répondent pas à l’unisson : « Oui ? »
Price dit que plus quelqu’un passe de temps dans son personnage, plus cela commence à recouvrir sa personnalité – et il est possible de tirer parti de ces avantages. Certes, les compétences d’improvisation – pour un dialogue confiant et curieux avec d’autres personnages – peuvent être utiles à intégrer dans le monde du travail.
« Vous voyez aussi parfois des gens trouver des moyens pour gérer un traumatisme grâce à des côtés plus sombres du jeu », dit-il.
Mais il y a une tension lorsque les GNistes (=joueuses et joueurs de Grandeur Nature) reviennent de leur vie extraordinaire à leur vie ordinaire. La personne peut ne se sentir que partiellement présente, émotive ou déprimée. Il est connu dans la terminologie du GN sous le nom de bleed (NdT : voir l’introduction de l’article).
« La plupart des gens en tirent une transformation positive, mais sous-estiment que pour arriver à ce stade, ils doivent d’abord traverser cet espace beaucoup plus complexe », déclare Van Laer.
La violence d’un monde fantastique peut déclencher de manière inattendue quelque chose qui prend du temps à digérer en revenant dans le monde ordinaire. Il peut aussi y avoir un désir sentimental pour un monde perdu ; celui qui semble plus utopique ou exacerbé. L’étude « There and Back Again » donne l’exemple du monde d’inversion des rôles de genre de Demetra, qui s’est tenu en Italie, dans « une société matriarcale déséquilibrée, injuste et sexiste ». Là, les « cadres » de la réalité et de la fiction sont rentrés en collision pour un participant masculin, un responsable informatique allemand. De retour à sa vie normale, lui et une femme se sont tous deux arrêtés devant une porte, chacun attendant que l’autre la maintienne ouverte.
« Certaines personnes, après avoir été confrontées au bleed, changent leurs relations, elles changent d’emploi, elles changent leur façon de penser et de réagir aux gens », explique Van Laer. Il prend l’exemple de « Theresa », une développeuse Web autrichienne.
« Elle était assez puissante dans le GN. Elle avait beaucoup de pouvoir décisionnel et s’est rendu compte que ce n’était pas le cas dans sa relation », explique Van Laer. Dans son entretien avec les chercheurs, Theresa a déclaré : « Le Grandeur Nature et mes bleeds ont déclenché des processus qui m’ont amené à sortir des environnements toxiques un an plus tard, dans ma vraie vie ».
La plupart d’entre nous peuvent comprendre la difficulté de réintégrer la vie normale après une expérience extraordinaire. Lorsque je mène ces entretiens, j’ai du mal à reprendre le rythme du travail après trois semaines à Bali. There and Back Again donne les exemples de Burning Man, Mardi Gras, Tough Mudder, l’ultra-marathon et des réunions Harley Davidson comme des expériences extraordinaires. Et puis, bien sûr, il y a la vie confinée. En 2020, Van Laer a été invité à présenter l’enquête sur la réponse du gouvernement australien à la pandémie de Covid-19, et a parlé de l’effet de bleed dans ce contexte.
Alors comment s’adapter au mieux à la réalité après une expérience intense ? Orazi parle de son expérience personnelle.
« Au début, c’est un fleuve d’émotion qui déborde, donc la résistance est futile, comme diront les nerds. Ensuite, j’essaie de m’intégrer à ce qu’est mon quotidien », dit-il. « Je me concentre sur le travail. Cela m’aide à m’entraîner à la salle de sport, car l’exercice physique et la répétition me font revenir. Et je joue de la musique, qui est ma forme de méditation. Habituellement, après une semaine, cela redevient un souvenir agréable.
D’autres ressentent le besoin de partager leur expérience, soit sur des forums, soit en personne lors d’événements plus petits ; ou simplement en se plongeant dans un film ou un livre, si c’est sur cela que le Grandeur Nature était basé.
Je mentionne à Orazi que cette réintégration ressemble beaucoup à la façon dont les psychonautes chevronnés reviennent à la réalité après une expérience psychédélique intense, avec quelqu’un d’autre qui a partagé ces connaissances. Il est d’accord.
« Ce n’est pas vraiment différent d’un trip », déclare-t-il impassible. « Parce que dans les Grandeur Nature, tu vois aussi des dragons. »
Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste. Et comme joueur, surtout. Ses quatre passions : les jeux narratifs, sa ménagerie et les maths.
Et vous, avez-vous déjà ressenti ce phénomène de bleed lors d’un de vos Grandeur Nature ? Racontez-nous votre expérience.

