Jeux de plateau

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes qui jouent aux wargames ?

Dans le milieu du wargames et des figurines, les femmes se font très, trop rares. Et pourquoi ?


Wargame

Hier samedi 5 juin 2021, le fameux magazine WIRED a publié un article extrêmement intéressant sur la présence, ou plutôt la non présence, des femmes dans le wargame.

Le wargame, vous connaissez peut-être. Il s’agit d’un jeu de plateau qui simule des conflits, souvent au moyen de figurines, mais pas que. Les wargames combinent un plateau, qui représente une carte, des pièces de jeu représentant des personnages ou des unités militaires et une série de règles qui explique ce qu’on peut y faire ces unités.

Parfois historique, mais pas que, le wargame permet de recréer un événement spécifique, ou de jouer sur un thème spécifique : Game of Thrones, Star Wars, Marvel, et toute la ribambelle de licences Warhammer bien sûr.

On crédite le baron allemand von Reisswitz de l’invention du wargame moderne, qu’il baptisait du nom de Kriegsspiel, le jeu de la guerre, ou ce qu’on désigne aujourd’hui en anglais par wargame. C’est en 1811 que le baron von Reisswitz présente son «Kriegsspiel» à un prince prussien, proche du roi Frédéric-Guillaume III. Mais d’autres jeux, plus anciens, avaient pour objet de reproduire la guerre de manière plus réaliste que les échecs ou les dames. Il va falloir attendre quelques décennies et un auteur reconnu, H.G. Wells, pour voir le wargame prendre toutes ses lettres de noblesse.

C’est tout juste un an avant le début de la Grande Guerre que H. G. Wells publie un étonnant recueil, Little Wars. Herbert George Wells n’est alors plus un tout jeune homme. Né en 1866, il a déjà publié de nombreux ouvrages de science-fiction dont le plus célèbre, La Guerre des Mondes, sorti en 1898.

C’est donc dans cet ouvrage de 1913 que Wells décrit et propose des règles pour un jeu de bataille, un wargame. L’auteur britannique écrit même : « Little Wars, un jeu pour les garçons de 12 à 150 ans et pour toutes les femmes intelligentes qui n’aiment ni les livres, ni les sports d’hommes.« . Si on connaît Wells comme auteur confirmé, on le connaît moins comme auteur de jeux.

Il faut toutefois encore attendre quelques années, les années 50 plus précisément. C’est en 1952 que Charles S. Roberts, alors âgé de 22 ans, créé son premier jeu, Tactics. En 1954, Roberts parvient à éditer Tactics à son compte. Il produit 2’000 boîtes, qu’il vend par correspondance depuis son garage, dans le Maryland, créant The Avalon Game Company. En 1958, sa firme, rebaptisée Avalon Hill, sort Tactics II, une version légèrement améliorée de son premier jeu, ainsi qu’une flopée d’autres. Le wargame allait devenir un véritable loisir dès les années 60-70.

Et petite anecdote que vous connaissez déjà certainement, c’est le wargame qui est à l’origine du tout premier jeu de rôle, Donjons et Dragons, créé en 1974.

En effet, c’est au début des années 1970 que deux wargamers, Gary Gygax et Dave Arneson, posent les bases du célèbre jeu de rôle. Tout commence par Chainmail, un wargame dans lequel des joueurs incarnent leur propre personnage dans des batailles. Ces enchaînements de combats se sont tournés vers le méd-fan, avec un MJ pour guider les parties. C’est ainsi que Donjons et Dragons fut né !

Mais revenons à nos moutons figurines de moutons.

Cet article de WIRED fait écho à l’un des nôtres, pourquoi il y a plus d’hommes que de femmes auteurs de jeux de société. Si le jeu de société compte et accueille plus de femmes, qu’en est-il du milieu de wargame ? WIRED s’y intéresse ici. En voici la traduction.

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes qui jouent aux wargames ?

WIRED, Luke Winkie, 05.06.2021

Becky Esteness en avait marre. Elle était à une convention de wargaming locale, où les passionnés transportaient leurs armées d’étain dans des salles de conférence beiges pour un long week-end méditatif de tactiques froides comme la pierre, et Esteness était impatiente de recevoir ses commandes. Elle est une wargamer (NdT : ou wargameuse, aussi en VF) amateur depuis des décennies. En fait, elle dirige une entreprise avec son mari qui expédie des boîtes pleines de miniatures à des clients impatients du monde entier.

Esteness se spécialise dans les décors historiques; pas d’orcs, ni d’elfes, ni de magie noire, juste un petit groupe d’infanterie de ligne à froufrous reflétant les feintes et les stratagèmes des campagnes napoléoniennes d’époque. Mais malgré toute sa bonne foi évidente, Esteness est une femme, et aucun des hommes présents à la convention ne pouvait vraiment croire ce qu’ils voyaient lorsqu’elle s’est présentée avec ses bataillons.

Beaucoup de ses concurrents pensaient avec persistance qu’elle était une petite amie, ou une épouse, ou une fille de l’un des autres généraux de table – traînée sur le front contre son gré. En fin de compte, Esteness s’est fatiguée à les corriger, alors elle a permis aux hommes de croire à leurs préjugés.

« Ce sont tous des hommes blancs, tous de 50 ans et plus. Je fais ce que je pense être normal. Je me promène et j’observe les autres parties, la même chose qu’ils font quand ils ne sont pas dans une partie. Mais quand je vais à leurs parties, ils commencent à dire : ‘Oh, tu es là pour voir ton père ?' », explique Esteness dans une interview avec WIRED. « J’étais avec mon groupe de wargame, et ils étaient épuisés de dire : ‘Non, elle est dans notre groupe de jeu. Nous jouons avec elle chaque semaine.’ Alors tout le monde a commencé à dire : « Oui, c’est ma fille. » J’ai brièvement eu tout un groupe de papas de wargaming adoptés. »

« Je dois expliquer qui je suis », poursuit Esteness, parlant maintenant de la culture du wargaming dans son ensemble. « Avec chaque interaction que j’ai. »

L’industrie du jeu de plateau vit un boom sans précédent, et bien qu’il n’y ait pas de mesures de suivi des taux de participation selon le sexe, il semble que son noyau démographique soit devenu de plus en plus inclusif à mesure que l’industrie se développe. L’un des jeux de société les plus populaires au monde, Wingspan en 2019, été conçu par une femme.

Il existe une multitude de créateurs de contenu non masculins et non blancs qui lancent des chaînes YouTube sur le jeu de plateau, et certains des podcasts les plus populaires de jeu de rôle, comme Critical Role et Friends at the Table, présentent une distribution inclusive du genre. En fait, il y a un argument à faire valoir que l’une des personnes les plus influents de la culture reste Felicia Day, l’actrice renommée de Supernatural, qui a fondé la société de médias centrée sur le jeu Geek & Sundry en 2012.

Malgré tous ces progrès, pour autant que le secteur du jeu de plateau semble avoir perdu sa réputation de sanctuaire de la masculinité invétérée, l’espace du wargaming n’a pas rattrapé la moyenne. Selon le Great Wargaming Survey, un questionnaire de recensement mené par le magazine Wargames, Soldiers, and Strategy chaque année, la composition estimée des femmes dans le loisir était entre 1,5 et 2% en 2019. Cela ne semble pas exagéré. Aventurez-vous dans une soirée Warhammer dans n’importe quel magasin de jeux, et vous assisterez probablement à une clique de mecs blancs entassés sur le terrain. C’est un contraste frappant avec les événements similaires organisés pour Donjons et Dragons ou Magic: The Gathering, qui, bien que mâle encore fortement asymétrique, ont accueilli une distribution de joueurs plus divergente ces dernières années. Cela soulève la question : pourquoi le wargaming n’a-t-il pas connu la même évolution que les autres jeux de plateau ? Pourquoi les femmes comme Esteness sont-elles toujours différentes ?

Katrina Ostrander travaille en tant que directrice créative de l’histoire et de la mise en scène chez le méga-éditeur de jeux de plateau Fantasy Flight Games et est l’autrice de dizaines de textes et de suppléments de JDR différents. Elle fait partie d’un groupe dédié à Warhammer depuis 2014, et a été dans l’industrie assez longtemps pour assister de près à ses nombreux flux et reflux. En tant que tel, Ostrander me dit que le wargaming est une bête différente des jeux de société et des jeux de rôle. D’une part, l’achat d’une armée de départ dans n’importe quel jeu de figurines peut coûter jusqu’à 100 $, et suivre la méta et combler les maillons faibles de vos tranchées nécessitera plusieurs achats supplémentaires. (Un excellent jeu de plateau coûte plutôt habituellement dans les 60 $.)

Ensuite, les joueurs amateurs se penchent sur un resserrement intense des règles – comprenant les mécanismes de base du jeu, mais aussi les nuances et les excentricités spécifiques de la faction de votre choix. « Vous devez apprendre deux à trois pages de règles par unité », explique Ostrander. Mais cela ne tient toujours pas compte de la personne contre laquelle vous jouez, qui pourrait maîtriser une réponse précise et de niveau expert contre votre stratégie de choix. Cette dynamique est ce qui rend le wargaming fascinant, bien sûr, mais cela peut aussi être paralysant pour un nouveau venu, surtout si ce nouveau venu se sent déjà comme un étranger en raison de son identité de genre.

« Vous devez faire confiance à l’honnêteté et à l’esprit sportif de votre adversaire pour expliquer gracieusement la règle sans se montrer condescendant avec vous », explique Ostrander. « Lorsque vous ne faites pas partie du groupe dominant dans un lieu, vous êtes très inquiet de vous intégrer, alors admettre que vous ne savez pas quelque chose peut sembler inconfortable, et il peut être particulièrement gênant d’essayer de défier ou même de corriger votre adversaire qui appartient au groupe dominant à propos d’une règle. Ces confrontations sont particulièrement douloureuses si votre méta locale comprend des joueurs puissants très compétitifs. « 

Ostrander me dit qu’elle aussi a navigué dans le même scepticisme qu’Esteness a signalé. Elle aussi a été considérée comme « juste la petite amie de quelqu’un », ou a trouvé ses connaissances sur Warhammer sournoisement testées par des hommes douteux qui ressentaient le besoin de contrôler leur adversaire non masculin. Certes, les mêmes barrières existent dans les autres domaines du jeu de plateau, mais Ostrander note qu’elle a ressenti un degré de contrôle plus élevé dans les wargames qu’elle n’a subi dans les jeux de société ou les JDR. Peut-être que les jeux de société sont simplement plus équipés pour être abordés avec désinvolture – les poids lourds de la tradition, comme Pandemic, sont coopératifs, et une aventure avec feuille de personnage comme Pathfinder concerne beaucoup plus le voyage que la destination. Un atterrissage en douceur similaire n’existe tout simplement pas dans le domaine des figurines peintes et du ruban à mesurer. C’est une scène qui favorise d’abord les grognards, et les grognards ont tendance à se méfier et à avoir peur de tout étranger perçu.

« Si vous n’avez commencé à jouer que récemment ou si vous vous familiarisez encore avec toutes les différentes factions et leurs capacités, vous vous sentirez exclu des conversations qui tournent autour de tout ce que vous ne connaissez pas », poursuit Ostrander. « Je trouve que plus de joueurs de figurines utilisent leurs connaissances encyclopédiques pour éliminer ceux qui n’ont pas le même niveau d’expertise que les joueurs de plateau et de JDR. »

Esteness espère que si plus de jeunes se familiarisent avec son coin de wargaming historique, sa démographie s’élargira lentement pour inclure différents visages. Les joueurs de jeux de société, dit-elle, ont tous tendance à être des millenials ou des Gen X, tandis que les commandants de fauteuil contre lesquels elle se jette le week-end ont tendance à être des baby-boomers qui ont traditionnellement compris le loisir comme quelque chose que vous faisiez loin de votre famille. Cette pensée est reprise par Teri Litiorco, une autre femme wargamer qui écrit sur l’industrie. Elle a une fille qui joue avec des figurines depuis qu’elle a quitté l’utérus, ce qui a révélé à quel point un environnement aimant et sans jugement peut être important pour amener quelqu’un de nouveau dans le milieu. Il n’y a rien de plus beau et de plus fragile qu’un amour naissant du jeu.

« J’ai littéralement vu ma fille se lancer dans les wargames. Elle a 12 ans maintenant et a participé à un tournoi de Warhammer il y a trois ans », explique Litiorco. « Cela m’a fait prendre conscience de toutes les pièces nécessaires pour faire un wargamer. Et si elle n’avait pas cette structure de soutien, est-ce que cela aurait été attirant pour elle ? Serait-ce même sur son radar ? Je ne sais pas. Il faut quelqu’un pour vous initier au hobby et briser ces barrières. »

Cela devrait être une motivation supplémentaire pour les arbitres de ce loisir – Games Workshop, Fantasy Flight, Privateer Press – pour commencer à créer un écosystème qui peut soutenir les enfants curieux comme la fille de Litiorco. La pénurie de femmes dans les wargames n’est pas innée. Nous pourrions absolument un jour hériter d’un monde où chaque recoin de la communauté de jeux de plateau, même les terres des figurines grimaçantes, pourrait être vraiment égalitaire. Les problèmes transcendent ici évidemment les contraintes d’un magasin de jeux – il existe une longue tradition de discrimination qui a éloigné les femmes du geekdom – mais cela ne signifie pas que ces éditeurs ne pouvaient pas commencer à rogner sur les problèmes.

« L’un des tremplins que j’ai vu pour aider plus de femmes à se sentir à l’aise dans les espaces de jeu a été la création de groupes qui étaient des espaces explicitement sûrs. Cela signifiait parfois des groupes réservés aux femmes ou aux minorités de genre, ou certaines soirées de jeux destinées aux débutants « , dit Ostrander. « Le but de ces groupes était de donner aux nouveaux venus dans le loisir une chance d’explorer et de faire des erreurs sans avoir à se soucier de s’intégrer ou de gagner une place. En réduisant leur exposition à la compétitivité ou au contrôle qui pourrait les pousser hors du loisir, les femmes pourraient gagner la confiance nécessaire pour appartenir à ces milieux et repousser ceux qui suggèrent le contraire. »

Espérons donc que ces entreprises se mettent au travail et mettent lentement mais sûrement le wargaming au niveau du reste de l’univers magnifique, inventif et collaboratif du jeu de plateau. Tout le monde mérite une chance de prendre d’assaut la brèche avec ses space marines. Dans les sombres ténèbres du futur lointain, il n’y a que la guerre, et personne autour de la table ne supposera que vous êtes la petite amie de quelqu’un.

Votre réaction sur l'article ?
+1
0
+1
2
+1
1
+1
0
+1
0
+1
0

En savoir plus sur Gus & Co

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading