Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Le marché du jeu de société en Suisse ne connaît pas la crise

Surmonter la pandémie : les remèdes gagnants des jeux de société en Suisse.


Le marché du jeu de société en Suisse s’en sort plutôt (très) bien

Nous vous proposons ici un article écrit et tiré du site Bilan.ch paru il y a quelques jours et qui parle du marché du jeu de société en Suisse. Nous vous le relayons, ça peut vous intéresser, surtout si l’économie du jeu de société vous interpelle.

Matthieu Hoffstetter. Publié le 27.05.2021.

Les jeux de société tirent leur épingle du jeu dans cette période de crise sanitaire

Après des craintes initiales au printemps 2020, les jeux de société semblent dopés par les confinements et déconfinements successifs. Dans cette branche qui connaissait déjà une tendance positive depuis une décennie, des solutions alternatives bousculent les modèles établis.

Confinés, limités, alertés sur les dangers de la contamination: depuis bientôt un an et demi, les Suisses vivent principalement dans leur cercle familial. Peu de sorties, pas d’événements de masse, des lieux de culture et de divertissement souvent fermés,… les loisirs sont limités. Certains en profitent pour se ruer sur les séries TV et les films, d’autres bouquinent et rattrapent des mois de lectures repoussées. D’autres enfin retrouvent les joies des jeux en famille ou avec des amis proches. C’est ainsi que les jeux de société ont connu un boom inédit. Et ce, dès le début du premier confinement en 2020: en France, les ventes de jeux de société ont augmenté de 83% entre le 16 et le 22 mars 2020, par rapport à la même semaine de 2019.

Un succès qui a également été observé de ce côté-ci du Jura. «Alors que les gens ont logiquement privilégié les soirées à la maison pendant les périodes de semi-confinement, les après-midi et soirées jeux en famille ou entre amis sont devenus une activité normale, et pas uniquement pour les joueurs passionnés», constate Thomas Junod, président de Ludesco, festival de jeux et d’expériences ludiques à La Chaux-de-Fonds.

Inquiétudes au début du premier confinement

Un succès qui semble a posteriori aller de soi, avec les conditions réunies pour que le jeu constitue l’activité reine de cette situation inédite. Cependant, les premières semaines ont vu nombre d’acteurs du secteur mis en danger: boutiques fermées, clubs de jeux mis en sommeil forcé, festivals annulés, studios forcés de changer leurs habitudes de travail,… «Lors du premier confinement, la baisse du chiffre d’affaires pour les livres et les jeux était incroyable, près de 60% sur le premier confinement. Puis nous avons vécu un rebond, validé et confirmé sur la fin de l’année… et on a fini l’exercice 2020 dans les chiffres noirs, malgré les reconfinements», observe Hadi Barkat, fondateur du studio Helvetiq.

Même son de cloche du côté de Marion Bareil, cofondatrice du studio Tourmaline: «Au début, nous avons eu des petites inquiétudes car certains clients avaient du retard ou même quelques annulations, mais il ne s’agissait pas de la majorité. Par rapport à nos projets jeux de plateau, la pandémie a mis un frein à des rencontres avec des éditeurs sur des salons, le dernier pour nous était celui de Cannes en février 2019».

Rapidement cependant, les acteurs du secteur retrouvent des couleurs. Dès l’été dernier, les professionnels réalisent que la situation peut leur être favorable. À la faveur du premier confinement, les familles ont renoué avec les jeux de société, en ont acheté de nouveaux, et dès que les mesures se relâchent, ils partagent leurs découvertes avec leurs amis. Ce qui contribue à diffuser de nouveaux jeux.

Floraison de nouvelles offres ludiques

Pour Ulrich Schädler, directeur du Musée suisse du jeu, à La Tour-de-Peilz, ce double mouvement de confinement/déconfinement peut justement avoir un impact positif pour le secteur du jeu: «Les gens vont parler de ce qu’ils ont fait. Celles et ceux qui ont retrouvé l’engouement pour le jeu ne vont pas le perdre avec la réouverture des restaurants. L’intérêt va rester. Le marché est riche, varié, intéressant, avec des nouveautés, de nouveaux types de jeux. Le public qui a une attention par rapport à ça reste attentif. La croissance pré-pandémie va reprendre très rapidement».

Effectivement, nombre de nouveaux jeux surgissent dans les boutiques et sur les plateformes de vente, renouant très vite avec la floraison d’offres inédites observée ces dernières années avant la pandémie. «La diversité des titres a explosé avec plusieurs milliers de nouveautés par année. Aujourd’hui, beaucoup de jeux proposent des expériences, des aventures aux joueurs. Le but n’est plus forcément de gagner grâce à une stratégie longuement réfléchie mais plutôt de passer un bon moment à vivre une histoire interactive», analyse Thomas Junod.

Pour lui, au-delà de nouvelles marques, ce sont des nouveaux concepts de jeux qui émergent: «Le nombre de jeux coopératif a explosé, tout comme les jeux d’évasion (escape room) à vivre dans son salon. Ces récentes années ont aussi vu l’apparition de jeux au format «legacy» qui se jouent en campagne. À la manière des séries constituées de plusieurs épisodes, le résultat d’une partie influence la suivante et les joueurs peuvent ainsi vivre une aventure sur plusieurs soirées. Ces évolutions ont contribué à faire évoluer l’image du jeu de société et à le démocratiser auprès d’un public plus large. Un festival comme Ludesco contribue à cette évolution en permettant de faire découvrir ces nouvelles manières de jouer à un public aussi large que possible».

Un phénomène qui n’est pas spécifiquement lié à la pandémie, même s’il profite de la reprise post-confinement. Plus globalement, les observateurs de la branche notent un effet générationnel: l’arrivée à l’âge adulte et la création de familles par des personnes ayant été familiarisées avec les jeux de société, jeux vidéo, jeux de rôle et autres jeux de plateau dès leur plus jeune âge, et qui cherchent désormais non seulement à revivre ces moments de détente, mais aussi à transmettre cette passion à leurs enfants. «Nous voyons une génération de jeunes adultes qui ont grandi avec le jeu vidéo et n’ont pas perdu le goût du jeu mais redécouvrent le côté convivial des jeux de société. Ils se tournent vers ce type de jeux», analyse Ulrich Schädler.

Et à cet effet démographique, il ajoute une observation économique: «Sur les 20 dernières années, on a vu qu’il se passe pas mal de choses. Le marché des jeux était dominé par les éditeurs allemands. Mais en France, sur les dernières années, nombre d’éditeurs ont grandi. Tous arrivent à vivre de ce marché. Le chiffre d’affaires et la clientèle sont suffisants».

Le crowdfunding en alternative aux éditeurs

Après la France dans les années 2000, c’est la Suisse qui a vu nombre de studios éclore dans la décennie 2010. Porte-drapeau de ce mouvement, Helvetiq et sa double identité bâloise et vaudoise a été rejoint par d’autres startups des jeux de société. C’est ainsi que Marion Bareil et Camille Attard ont cofondé Tourmaline en 2016. «Nous avons observé que le jeu de société retrouvait un regain d’intérêt depuis une bonne dizaine d’années. Et nous avons eu l’impression que les types de jeu devenaient plus diversifiés. Il y a des jeux pour tous les publics, des familles aux hardcore gamers, avec des durées de 10 minutes à plusieurs heures voire davantage», se réjouit Marion Bareil, qui, avec sa cofondatrice et leur petite équipe combinent des développements de jeux sous la marque Tourmaline avec du travail sur des combinaisons entre physique et digital pour d’autres studios ou sur leurs propres créations, comme Oniri Islands.https://www.youtube.com/embed/uVmVjgiqqdgYouTube

Et le digital a également joué un rôle. Dans l’expérience de jeu évidemment. Mais aussi dans le financement. «Nous avons assisté à l’arrivée du crowdfunding, avec des plateformes comme Kickstarter et Ulule. Le mode de financement a changé par rapport aux éditeurs de la fin du XXe siècle. Nous le voyons très bien car nous travaillons pour des créateurs de jeux de société et les aidons à réaliser leurs pages de campagne de levée de fonds», glisse Marion Bareil.

Ulrich Schädler a lui aussi décrypté ce phénomène aux enjeux majeurs pour le secteur: «Le crowdfunding est une nouvelle tendance qui permet d’éviter le filtre des grands éditeurs. Ravensburger reçoit plus de 2’000 propositions chaque année. Si on regarde aujourd’hui d’où viennent les éditeurs, certains viennent des pays de l’est de l’Europe, d’Asie… Le web permet d’être très vite au courant de ce qui se passe, de suivre les tendances et les marchés. Le nombre de créateurs de jeux a aussi explosé. Cela dépasse aussi les capacités des éditeurs qui reçoivent tellement de propositions qu’ils doivent faire un tri. Les éditeurs ont aussi des contraintes par rapport aux marchés, avec équilibre en qualité du matériel de jeu, le prix de vente, des compromis,…».

>>> À lire aussi : La Suisse aussi fait des jeux de société

Face à ces contraintes, le financement participatif offre une alternative pour des produits de niche: «Les créateurs ont parfois des idées très précises pour leur matériel. Avec le crowdfunding, ils ont la possibilité de faire produire des jeux d’une manière que les éditeurs ne peuvent pas. Ils trouvent des fans d’une thématique prêts à mettre le prix. Pour un éditeur, c’est difficile de placer sur le marché un jeu qui coûte 200 francs. Le crowdfunding qui s’adresse à des passionnés est une source valable pour des projets difficiles à placer autrement», complète le directeur du Musée suisse du jeu.

Les feedbacks des contributeurs

Au-delà des passionnés de jeux, le crowdfunding permet également d’atteindre d’autres types de publics, en diffusant des messages de durabilité, de responsabilité sociale, d’engagements,… «C’est un public un peu exigeant, qui se renseigne pendant la campagne, qui se demande où c’est fabriqué, des gens engagés. Cela correspond bien à ce modèle du financement participatif où les valeurs jouent un rôle crucial pour s’engager financièrement», ajoute Camille Attard.

C’est ainsi que Samuel Luterbacher et ses acolytes ont lancé quatre jeux de société via le crowdfunding entre 2018 et 2020. Dès leur deuxième campagne, un de leurs engagements majeurs consistait à mettre sur pied une compensation carbone intégrale des processus de production. Mais leur dernier véritable carton s’appelle Pachakuna, un jeu où il s’agit de transporter des marchandises à travers les Andes à dos de lama.

Alors qu’ils visaient une levée de fonds de 20’000 francs, Samuel Luterbacher et ses acolytes ont réuni 264’993 francs auprès de 4’588 contributeurs. Ce qui a placé le projet comme la campagne de crowdfunding pour un jeu de société la plus réussie de Suisse sur Kickstarter, une plateforme qui réunit de très nombreux concepteurs et dont 33% des capitaux levés viennent de campagnes liées à des jeux de société… Mais en 2019, près de 10% des financements liés à des jeux de société à travers le monde passaient par cette plateforme.

«Le service au client est crucial. Les gens apprécient la confiance que nous leur accordons. Kickstarter fonctionne sur la confiance, car il n’y a aucune garantie sur le fait que le projet verra le jour ni quand. Il faut dès lors susciter cette confiance. Notre image suisse joue en notre faveur avec la fiabilité et le sérieux. Nous avons aussi appris des expériences précédentes. Kickstarter est très professionnel, mais il faut être au top pour se démarquer», expose Samuel Luterbacher.

Et son équipe a notamment intégré la part d’échanges et d’interactivité que ce modèle permet: «Il ne faut pas rester dans son tunnel sur le projet initial. Un des aspects positifs de ce système réside dans le fait que les gens viennent avec des idées, nous signalent des erreurs parfois. Mais on ne peut pas venir avec un projet qui ne soit pas cohérent, car les gens le remarquent et nous poussent à la marge. Mais il y a une vraie bienveillance. Et le fait que le projet ait un aspect solidaire au Pérou et en Bolivie a su séduire». En plus de petits objets confectionnés sur place, le jeu et le studio soutiennent également des projets dans les pays andins.

La pandémie comme inspiration ?

Si le crowdfunding permet de lancer des projets et des studios, il n’est cependant pas cantonné aux prémisses de ces équipes. Il peut même devenir un élément parmi d’autres dans la stratégie de studios bien installés. C’est ainsi que les équipes d’Helvetiq ont lancé une campagne de crowdfunding pour leur dernière création, Save patient zero. Imaginé avant la pandémie, ce jeu plonge les participants dans l’univers de la santé et incite les joueurs et joueuses à lutter pour sauver des malades. «Nous avons mené trois campagnes de crowdfunding dans notre histoire: pour le jeu Helvetiq avant même que la société existe, puis pour un projet complexe à produire, et enfin un livre sur le pain maison, en réaction au confinement lors du printemps 2020. Nous ne faisions d’ailleurs pas les malins à la fin du printemps dernier, avec une grosse chute du chiffre d’affaires… Nous avons voulu relancer les affaires avec une campagne de crowdfunding pour relancer aussi le processus créatif, et Save patient zero s’y prêtait».

Pourquoi recourir au crowdfunding? «Le développement de l’app ne fait pas partie de notre budget normal de création de jeu. C’est très onéreux et il faut savoir si le jeu va réussir avant d’engager de telles dépenses. Mais il y a aussi un autre point: nous vendons beaucoup de Bandido, mais comme cela passe par des distributeurs et magasins, nous avons l’impression d’être très loin des joueurs et des gens réels. Au Japon par exemple, nous avons vendu 8000 Bandido, mais nous ne connaissons qu’un seul joueur japonais. Là, grâce au crowdfunding, ça permet de bâtir la communauté Helvetiq et d’avoir des interactions avec tout un chacun», ajoute Hadi Barkat.

Ce double intérêt de test grandeur nature et de lien avec la communauté, Tourmaline le voit également, et pour les mêmes enjeux: «Faire ces ponts entre physique et digital est une tendance, même dans les jeux traditionnels. Cela donne plus de possibilités au niveau du gameplay, l’expérience de jeu», note Camille Attard. Et sa collègue Marion Bareil de renchérir: «Le jeu vidéo s’est beaucoup inspiré des jeux de plateau et des jeux de rôle. Il y avait déjà une parenté. Depuis quelques années, il y a une tendance avec des jeux de société qui s’inspirent des jeux vidéo. Avec la notion de jeu en temps réel notamment. Et même le portage des jeux vidéo en jeux de société, comme Northguard, ou encore Reigns, un jeu mobile devenu jeu de plateau».

Avec cette profusion de solutions nouvelles et de modèles alternatifs, tant dans l’expérience de jeu que dans le financement des projets, les liens avec la communauté ou les perspectives de développement, le secteur des jeux de société pourrait à terme faire mieux que simplement tirer son épingle du jeu de la crise de la pandémie : il pourrait en devenir l’un des vrais gagnants…

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