Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

🎁 Oh super! C’est à cause de la dopamine que les nouveaux jeux nous excitent. Et comment faire pour réduire son effet

Il y a à peine quelques semaines, fin juin, mon fils de 5 ans a fêté son anniversaire. A cet âge-là, qui dit anniversaire dit « forcément » cadeaux. Une fois adulte, ça se calme plus tard (snif)

Quelques jours avant sa fête, je me souviens de la curiosité dévorante de mon fils avec ses innombrables, répétitives et interminables questions: Quels cadeaux allait-il recevoir? De quelle taille? Par qui?

Tant de questions et de trépidation qui ont habité ses jours et aussi très certainement ses nuits dans ses rêves

Et puis le jour J est arrivé. La fête. Les copains. Le gâteau. Ses yeux illuminés. Le déballage traditionnel de cadeaux. Accompagné de son déluge de plastique, de toque, de jouets et de gadgets. Une fois déballés, mon fils les a aussitôt oubliés, délaissés. Une ribambelle de jouets qui finiraient au pire quelque part dans une armoire ou une boîte au grenier, au mieux offerts à d’autres enfants

Si vous êtes vous aussi parent, vous connaissez la situation. Une excitation débordante quelques jours, heures avant l’événement, anniversaire ou Noël, et puis pouf, plus rien. Retour au calme, à la normale, à la « routine » (bien que parler de routine pour décrire la vie d’un enfant de cinq ans n’est pas forcément le terme le mieux choisi…)*

Alors comment expliquer tant d’excitation? La dopamine, principalement

La dopamine, l’hormone du chasseur

La dopamine est un neurotransmetteur, un composé chimique relâché dans notre cerveau

La dopamine est relâchée lorsqu’une action ou qu’un événement surprenant se produit. Lorsqu’une attente s’est produite. Et ce rush de dopamine crée une sensation agréable

Plus ou moins (in)consciemment on essaie alors d’en produire dans nos activités quotidiennes. Aller au casino pour essayer de toucher le gros lot? Un rush de dopamine. Checker ses mails, ses likes sur Insta ou FB ou Twitter? Un rush de dopamine. Parce qu’on ne sait jamais comment cela va se passer. Parfois on en obtient, parfois pas, ce n’est jamais régulier

Les constructeurs et autres développeurs l’ont bien compris. Plus ils surprennent, et plus ils provoquent en nous une « dépendance. Ce besoin d’aller vérifier. Pour ce relâchement de dopamine. Si on savait que chaque fois qu’on allait checker nos mails on en recevrait un, du même type, positif ou négatif, on se détournerait de cette activité

Le fait de ne jamais savoir ce qui va se passer nous excite, nous motive. Promesse de bonheur. C’est tout le principe du cadeau. L’excitation de ne pas savoir ce qui va se trouver dans le paquet

On pense, à tort, que la dopamine est l’hormone du bonheur. Mais c’est faux! La dopamine est l’hormone de la motivation

La nature est bien faite. Cette hormone est produite pour nous motiver à lever nos fesses et à chasser le prochain mammouth, ou à trouver un·e partenaire pour procréer et préserver la race humaine

OK, aujourd’hui, les smoothies chou kale-lait de coco ont remplacé les mammouths, et plus besoin de préserver la race humaine autant qu’avant. On est déjà comme un tout petit peu beaucoup sur la planète, 7’6 mia, avec une empreinte et des impacts de ouf sur notre environnement (vous avez aimé la canicule de 2018? Vous adorerez celle de 2028)

Et les jeux de société?

Dans quelques jours, c’est la rentrée. Rentrée des classes, rentrée littéraires, et rentrée ludique. Post-Gen Con, pré Essen, post-Essen, Noël. Comme chaque année en septembre-octobre-novembre, nos étagères vont prendre cher. Le gros des sorties se concentre sur cette période. Q4 comme on dit. Pour « exister », un éditeur se doit d’être présent à Essen et de présenter sa nouveauté

Nous vivons une époque incroyable, historique et formidable (pour autant qu’on ait un gros compte en banque)

Il n’y a jamais eu autant de jeux de société créés, produits, publiés que ça. Plus de 3’000 en 2017. Combien en 2018? Avec l’émergence de Kickstarter, il est devenu encore beaucoup plus simple de sortir un jeu. Il « suffit » d’avoir quelques backers prêts à investir / précommander un jeu pour qu’il y ait un titre supplémentaire sur le marché. Un marché aujourd’hui extrêmement concurrentiel et de moins en moins innovant, avec des jeux qui reprennent des mécaniques existantes pour en rajouter quelques maigres subtilités

Kickstarter, d’ailleurs, est motorisé à la dopamine. On « backe » un jeu sans savoir ce qu’il vaut, juste en lisant (parfois) les règles, en matant une vidéo de pseudo-critique d’une version pré-pré-releasé. Mais surtout, on se lance parce que le shot de dopamine est bien présent: c’est un pari sur l’avenir « ce jeu a l’air bien, donc je me lance ». Sans véritablement savoir ce qu’il vaut. Surprise!

Kickstarter génère de l’excitation. Et une certaine forme d’émulation à plusieurs, car plus de monde participe à la campagne et plus il y aura de stretch-goals, souvent secrets (hop un shot) et la plupart du temps anecdotiques et dispensables

La dopamine nous pousse également à nous intéresser aux nouveautés qui sortent en boutique. Encore un nouveau jeu. Encore une nouvelle extension. Génial. A chaque fois, c’est la promesse d’un « avenir meilleur », d’un jeu meilleur. Parce que différent de son quotidien

A tel point que les « vieux » jeux sortis en 2017, voire pire, en 2016, ne se vendent plus. Ou en tout cas, beaucoup moins bien, à l’exception des gros cartons cultes et classiques qui continueront à se vendre, bon an mal an

Plus que jamais, la « carrière » d’un jeu, sa fenêtre de tir, son implantation se réduisent comme peau de chagrin. Si un jeu ne parvient pas à « s’imposer » dans les premières semaines, jours de son lancement, il aura raté le coche, son public et des ventes intéressantes pour son éditeur. Avec 2-3’000 jeux qui sortent chaque année, mieux vaut ne pas foirer sa comm, sa sortie, son jeu, car la concurrence est rude. Pourquoi jeter son dévolu sur ce jeu plutôt que sur celui-là?

Le marché du jeu de société repose sur les shots de dopamine

Contrecoup

Et alors?

Quel est le problème avec la dopamine?

Si c’est l’hormone de la motivation et qu’elle nous pousse à faire des choses, à bouger nos fesses, à chercher mieux, ailleurs? Un nouveau taf, un nouveau jeu, un·e nouveau·lle partenaire? C’est quoi son problème? Elle est plutôt positive, non? Non?

Non

Parce que la dopamine ne rend jamais heureux

Une fois le shot activé et « digéré », on a envie d’en ressentir un autre. Puis un autre, puis encore un autre

La dopamine, c’est également l’hormone de la frustration. On cherche la nouveauté. Mais une fois obtenue, on se lassera et se détournera de cette nouveauté qui n’en sera alors plus une. Pour en chasser une autre, puis une autre, puis encore une autre. A la recherche du prochain shot de dopamine

Les éditeurs de jeux de société l’ont bien compris en nous alimentant de buzz, de photos, d’annonces, de teasers sur les réseaux sociaux pour leurs prochaines sorties. Il faut susciter de l’attente, de l’envie pour provoquer des shots de dopamine

Et une fois le jeu acheté, cette attente, cette envie nous quittera plus ou moins rapidement pour nous motiver à « chasser » la prochaine nouveauté. Pour finalement produire un effet Tsunduku

Alors, que faire?

La dopamine, c’est l’hormone du futur, du moi après. Elle nous motive à faire quelque chose pour préparer l’avenir

Nous sommes toutes et tous plus ou moins « accro » à la dopamine, certain·e·s plus sensibles que d’autres. Vous le voyez en soirée jeux, quand certain·e·s de vos partenaires ont de la peine à lâcher leur portable

S’ils ou elles sont constamment en train de le sortir, c’est qu’ils ou elles sont à la recherche de ce shot de dopamine. Vite, un nouveau message, vite, un nouveau tweet, vite, un nouveau like. Et pendant ce temps, la partie continue, la soirée se déroule. Au point que vos partenaires se détachent des interactions sociales IRL / AFK. AFS faudrait-il dire aujourd’hui, Away from Screen

Nous avons trouvé la solution la plus efficace mais aussi la plus radicale, nous ramassons tous les portables à l’arrivée des joueurs et joueuses pour les déposer ailleurs et passer une soirée entre nous, à discuter, rire et jouer. Pour éviter d’avoir les yeux rivés à nos écrans et se couper ainsi des autres. Moins de dopamine, plus d’ocytocine, l’hormone sociale

Alors comment réagir pour réduire l'(omni)présence de la dopamine dans nos vies?

Apprécier, se concentrer, développer le « ici et maintenant ». La dopamine est l’hormone du futur, la promesse d’un avenir meilleur, au point d’en oublier le « ici et maintenant »

Si l’on veut réduire notre « dépendance » il faut se concentrer sur ce qui se passe maintenant, le fameux « carpe diem », plus que jamais crucial si on veut s’éviter de passer sa vie à se propulser dans une promesse d’avenir radieux

Pour les jeux de société, c’est pareil. Moins courir la nouveauté. Acheter moins, acheter mieux, et surtout, jouer plus. Profiter plus des jeux que l’on possède déjà

C’est tout le principe du mouvement « slow »: le slow-travel, le slow-food, et pour ce qui nous intéresse ici, le slow-gaming. J’achète moins, mais j’en profite plus. Plutôt que de jouer 1-2-3 parties à un jeu puis à le laisser prendre la poussière sur une étagère, ou le revendre, tentons d’y jouer 10-12 fois. Et d’y revenir, encore et encore

Une réaction de rebelle contestataire bobo à contre-courant du marché actuel

Acheter moins mais mieux est presque devenu un acte politique. On a même déclaré une journée sans achat officielle, une « buy nothing day » (le 23 novembre en 2018)

A quelques jours de la rentrée ludique et ses centaines de nouveaux titres, c’est plus facile à dire, à lire qu’à faire

Mais rien que le fait de savoir déjà ce qui se passe en soi, pourquoi la nouveauté est tellement stimulante, excitante, motivante, de savoir que la dopamine est à l’origine de nos interactions avec le marché, la tech, cela nous permettra peut-être de réduire son effet

Et encore une dernière chose

L’excellent podcast The Art of Manliness sorti il y a deux jours parle justement de la dopamine et comment atténuer son effet. A écouter de toute urgence pour prolonger la réflexion

Les deux psychologues invités dans le podcast viennent d’ailleurs tout juste de publier un livre sur le sujet, la « molécule du plus »

*  entre temps, avec Coco, ma partenaire de vie, nous avons décidé de ne plus offrir de cadeaux matériels à nos enfants pour privilégier les expériences. Leur offrir une expérience, un événement: une visite d’un lieu incroyable, une inititation à une activité, une découverte. Tout ça pour augmenter le « ici et maintenant » et réduire notre impact plastique sur l’environnement

Et sinon, également un autre ouvrage tout récent sorti en juin 2018, Aroused, l’histoire des hormones. En réalité, l’histoire de leur découverte, étude et compréhension. A découvrir, l’interview de son auteure ici

Et vous? Est-ce que la nouveauté vous excite? Quelle est la dernière nouveauté que vous avez achetée?

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8 Comments

  • ArzaK

    Article très intéressant. Petit truc qui peut fonctionner aussi, c’est d’arrêter de lire sur le net des infos, des critiques ou des avis sur des nouveaux jeux, mais en relire sur les jeux que vous posséder déjà! Et s’il s’agit de jeux auxquels vous posséder et auquel vous n’avez même pas encore joué, c’est encore mieux… Plutôt que de stimuler un nouvel achat, vous allez stimuler l’envie de rejouer à un jeu peu joué ou d’enfin jouer à un jeu que vous avez acheté mais pas encore joué…

  • Jean-Pierre Niaulon

    Très très intéressant, merci.

    Finalement je suis dans la bonne combo: Jeux/Yoga/Méditation mindfulness.
    Juste une remarque: le Carpe Diem n’est pas vraiment la même chose que l’Ici et Maintenant.
    Ici et maintenant est Santosha: la satisfaction de qui qui Est et que l’on A. Le Contentement.
    Carpe diem sous-entend une jouissance dans l’instant, par crainte que cela cesse à plus ou moins court terme.

    Ohhhh comme je me languis que mon commentaire ait des like!!!!!!!!

  • maipourr

    Super article dont j’apprécie le ton et l’intelligence. Mine de rien, c’est rare dans le monde du jeu de voir des réflexions si intéressantes.

    • Gus

      Merci pour votre feed-back maipourr, nous essayons de faire de notre mieux et de sortir parfois des annonces (tout est beau) et des critiques (tout est bon)

      Bienvenue sur Gus&Co 🙌🏼

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