Jeux de plateau

Critique de jeu : Agricola

Laine Farmer

Impressionnant travail d’auteur !

Uwe Rosenberg est surtout connu pour ses jeux de cartes, simples et très interactifs tel le très célèbre Bohnanza et ses 18’000 extensions (Bohnaparte, Lady Bohn, La Isla Bohnita, etc.) et Mamma Mia. Avec Agricola, Rosenberg passe et joue dans la cour des grands, des très grands. Ce jeu est en passe de devenir un jeu culte. Pourquoi est-ce qu’Agricola va se trouver très prochainement sur beaucoup de tables et dans la bouche de nombreux joueurs ? Posons-nous ici la question:

Thème ?

Agricola, c’est avant tout un thème d’une simplissitude (sic) exemplaire. Vous incarnez des fermiers au 17e siècle, et vous devez développer votre exploitation. Voilà. C’est tout. Tous les joueurs le savent bien, les Allemands, et les Français depuis peu, au contraire des Américains, mettent la mécanique avant le thème, celui-ci souvent collé au jeu parce qu’il en faut bien un, le rendant souvent artificiel, voire dénaturé (e.g. la plupart des jeux de R. Knizia ou ceux d’Ystari).

Agricola possède un thème tellement léger et superficiel qu’on aurait pu s’attendre au pire ; et là, grande surprise, le thème est parfaitement adapté au jeu, à croire que l’auteur s’est d’abord intéressé au thème et ensuite à la mécanique pour exploiter le premier par le second. Les cartes présentant les développements et les formations / personnages, le matériel symbolisant les ressources (céréales, légumes) ou le bétail (sangliers, mouton, bœufs), tout est pensé pour immerger le joueur dans la réalité paysanne du 17e siècle. On s’amuse à bêcher ses champs, à planter ses céréales, à aller pêcher pour ramener de la nourriture.

Tension ?

C’est un peu simple de tirer un parallèle entre les jeux de Stefan Feld -le champ en allemand, tellement à propos ici- tels que Notre Dame et surtout L’Année du Dragon. Agricola fonctionne un peu de la même manière puisque à la fin de certains tours, et de plus en plus rapidement et fréquemment, il faudra nourrir ses fermiers, un peu à la manière de la famine dans l’Année du Dragon. Si l’on n’en possède pas, on pourra toujours mendier, ce qui diminuera bien évidemment ses points de victoire lors du décompte final. On sent bien la tension constante pour toujours trouver de quoi sustenter ses familles, sachant de plus que comme chaque travailleur activera l’une ou l’autre action (à la Caylus ou Piliers de la Terre avec leurs artisans), plus on en aura plus on aura droit à des actions, mais plus on devra forcément nourrir de bouches.

Stratégie ?

A Agricola on est obligé de se projeter 2 ou 3 tours en avance si on veut réussir à tout faire. Agricola est un jeu fondamentalement diachronique, on joue maintenant pour après. Comme toute action apporte résultat, mais comme toute construction ou autres actions nécessitent ressources, vous l’aurez bien compris, il faudra se projeter plus ou moins loin dans l’avenir. Vous voulez élever des moutons ? Rien de plus simple, a priori: il vous faudra construire un enclôt, donc du bois, donc activer l’action « enclos », puis ensuite prendre des moutons, donc en acquérir sur la case correspondante = mimimum 2 tours à deux fermiers! Tout ça si tout va bien évidemment, que vous trouvez tout ce qu’il vous faut et que personne ne s’en soit saisi au préalable. Oui, Agricola demande que l’on réfléchisse et que l’on puisse établir des stratégies adéquates. Encore faudra-t-il savoir quelle stratégie adopter. On a presque l’impression de se trouver dans Amyitis ou Cuba, avec leur pléthore de choix disponibles, mais en encore pire, car on peut / doit y exécuter 2’000 différentes actions / développements / stratégies. Se concentrera-t-on sur le bétail ? Sur les champs pour les récoltes de céréales et légumes ? Sur les petites et/ou grandes améliorations ? Sur l’agrandissement et / ou rénovation de sa maison ? Et les cartes « formations » dans tout ça ? Faut-il adopter une seule stratégie qui vous rapportera plus de points, tout en en négligeant d’autres qui vous en enlèveront en fin de partie ? Doit-on essayer de toucher à tout un minimum ?

Vous l’aurez compris, lors de la toute première partie d’Agricola, vous ne saurez pas tellement à quel sein (saint?) vous vouer. Et même après plusieurs, vous ne saurez pas tellement quoi faire, et c’est tant mieux, cela vous poussera à en refaire pour essayer d’autres possibilités, gage de valeur d’un excellent jeu.

Matériel ?

Agricola possède un matériel gigantesque : plus de 300 cartes ! ! ! c’est d’autant plus gigantesque car on n’en tire que 2×7 par personne en début de partie, et c’est tout. Le reste servira à renouveler les prochaines parties, et renouveau il y aura. L’auteur et le jeune éditeur Lookout Games (qui n’a édité à peine quelques jeux jusqu’à ce jour) ont voulu conférer à Agricola une durée de vie impressionante. Puisque la réserve de cartes est tellement impressionnante, il n’y a aucune chance pour qu’une partie ressemble à l’autre. Sachant également qu’il existe 3 niveaux de difficulté de jeux, simple, interactive et complexe. Les règles proposent de mélanger les 3 niveaux, mais nous conseillons de se faire d’abord les dents sur les cartes simples, qui n’ont de simple que leur nom. Le système de tours est également bien pensé puisqu’on tout un chacun connaît les actions disponibles grâce à l’aide de jeu, mais ces actions, puisque tirées au début de chaque tour, peuvent sortir plus ou moins tôt, ce qui apporte à nouveau une variabilité des parties et une excellente durée de vie du jeu. Citons enfin que le jeu peut se pratiquer de deux façons / modes différents, un familial, plus léger, et un normal, plus cossu.

Nombre de joueurs ?

A combien de joueurs jouer à Agricola ? On peut y jouer en solo ( !) ou jusqu’à 5. Le jeu bien développé, puisque plus il y aura de joueurs, plus il y aura d’actions disponibles bien évidemment. Même tout seul, le jeu est intéressant et tendu puisque le coût en nourriture sera plus élevé. On fera volontiers deux parties à la suite en solo, histoire de dépasser son score précédent. A 5 le temps d’attente est un peu plus long, mais à peine, puisqu’au final il y a tellement de stratégies qu’on trouve toujours une action possible et qu’on ne perd pas tant en fluidité.

Interactivité ?

Oui et non. Certes, avec Agricola, on se situe loin de Bohnanza. La majeure part d’interactivité réside dans le fait d’observer et deviner ce que ses partenaires ont en tête pour poser ses travailleurs sur les cases. De plus, comme à Caylus où l’on peut (et devrait) réarranger fréquemment l’ordre du tour, le pion et privilège de poser en premier s’obtiennent en activant une case. Tant que personne ne le fait, le premier joueur le demeure jusqu’à la fin de la partie. Il faudra bien saisir cette opportunité à un moment ou à un autre pour ne pas devoir toujours se contenter de prendre ce qui reste.

Reste enfin le cas des cartes de niveau « interactif ». Là l’interactivité est quelque peu renforcée, puisque selon les améliorations qu’on aura développées, on pourra recevoir l’une ou l’autre action ou ressources en fonction des choix des autres joueurs, donc on pourra adapter sa stratégie en fonction.

Il serait certes intéressant de consacrer un article ou un édito prochain sur l’interactivité ludique, car on peut constater que la plupart des jeux récents mettent en exergue une interactivité « froide » plus que « chaude », i.e. une interactivité limitée au fait d’observer les plans de ses partenaires pour les déjouer et les dépasser. Citons à titre d’exemple les fameux Caylus, Yspahan, Les Aventuriers du Rail, Kingsburg, Thurn und Taxis, Theben, Les Piliers de la Terre, Cuba, etc. Mais est-ce que le fait d’être déjà assis ensemble à une table ne représente-t-il pas la plus grande part d’interactivité recherchée et fournie par un jeu ?

Point négatifs ?

Oui, deux à relever : la qualité des cartes laissent méchamment à désirer. Je ne parle pas ici des illustrations, tout à fait bien réalisées et adaptées, mais du papier utilisé, de très pauvre qualité. Une fois mélangées, et il faudra en mélanger des cartes au début au vu de la quantité, elles seront pliées et endommagées. Je suppose qu’au vu de la quantité phénoménale, pour des questions de poids (le jeu est presque aussi lourd qu’un Days of Wonder, voire plus) ou de coûts, l’éditeur n’a pas eu tellement de choix. Dommage.

Autre point négatif, à cause de l’auteur, on a quitté ses artisans construisant des murailles ou ses planteurs de tabac pour élever des moutons (et les cuire pour les manger après, dur dur pour un végétarien). On a de la peine à abandonner le jeu, tellement on veut optimiser son exploitation. Seul à plusieurs, il devient désormais difficile de quitter sa vie paysanne… Est-ce que les jeux peuvent-ils rendre dépendants, au même titre que la cigarette ou le tofu ? La Confédération Paysanne devrait être ravie que de plus ou moins jeunes urbains (ou pas) se mettent à planter, élever, gérer bétail, céréales et stock de nourriture

Vous l’aurez compris, Agricola est une véritable réussite, un GRAND jeu. Attention toutefois, comme il y a vraiment beaucoup de texte sur le cartes et que le jeu n’existe pour l’instant qu’en allemand, soit vous maîtrisez la langue de Goethe, soit vous aimez jouer en compagnie d’un dictionnaire, soit vous vous aidez de la traduction (très moyenne) française disponible ici, soit vous vous armez enfin de patience pour la réédition française. Et devinez qui s’en charge ? Quelle est la maison d’édition française qui aime les petits cubes et les jeux de gestion ? Vous l’aurez certainement deviné, Ystari, et ils auraient tort de se gêner, tellement de 1. le jeu rejoint parfaitement leur ligne éditoriale 2. le jeu va se vendre comme des petits légumes (ou petits pains, c’est selon, mais ça collait ici mieux au thème).

Avec les sorties actuelles post-Essen, Cuba, L’Année du Dragon, Darjeeling, et maintenant Agricola, 2008 s’annonce d’ores et déjà comme une année ludique impressionnante (et chère, avec tous ces excellents jeux à se procurer).

Petits conseils stratégiques :

Bois: ne délaissez pas trop le bois comme ressource, il peut vous servir pour beaucoup de constructions: étables (plus de bétail dans vos prés), pièces de maison (plus de travailleurs), enclôts (plus d’animaux, moins de champs libres donc moins de points négatifs en fin de jeu), sans parler des divers améliorations qui en nécessitent. Si vous laissez les autres joueurs attendre que le stock de bois se remplissent tours après tours pour finalement les prendre, vous risquez ainsi d’être mis à mal et rapidement distancé.

Pierre : la pierre sort assez tard dans le jeu à moins de 4, mais cette ressource ne représente finalement pas un intérêt majeur, si ce n’est pour certaines grandes améliorations et la rénovation de votre maison en pierre. Ne vous jetez pas sur elle quand elle sort.

Argile : l’argile est très important, il permet d’une part de rénover votre maison, mais surtout vous permet d’obtenir la plupart des grandes améliorations, tels que les cuisinières ou hâtres. Et comme vous le remarquerez, certaines grandes améliorations sont à double, mais la deuxième coûte toujours plus chère, un argile supplémentaire. Comme les cuisinières représentent un apport substantiel de nourriture (=cuisson), nous vous conseillons vivement de vous en procurer une rapidement, donc de prendre de l’argile dès les premiers tours.

Nourriture : évitez coûte que coûte toute carte de mendicité, cela vous handicapperait sérieusement en fin de partie. Nous pensons toutefois que se jeter sur plus de nourriture que nécessaire les premiers rounds vous empêcherait de développer votre exploitation. C’est finalement une erreur de débutant qui ne sait pas trop quoi faire que de prendre le plus de nourriture possible, quitte à le stocker pour plus tard, alors que vos voisins prennent le temps pour d’autres actions et en obtiennent suffisamment juste avant la récolte. Même si vous parvenez tout juste à nourrir vos fermiers, au moins vous aurez effectué au préalable d’autres actions bien plus nécessaires.

Céréales : n’oubliez pas d’avoir toujours un jeton « céréales » à disposition, soit pour planter (qui en fait alors pousser 2 autres), soit pour en faire du pain (2 ou 5 nourriture par jeton, selon le four possédé), soit au pire pour l’échanger contre 1 nourriture.

Roseaux : les roseaux (ressource originale peu, voire pas présente dans les autres jeux) n’est pas fondamentalement vitale, elle sert principalement à agrandir et rénover votre maison. Inutile d’en posséder trop, quelques-uns suffiront amplement (2 pour agrandir, 1 pour rénover).

Boeuf : les boeufs sortent tard dans le jeu, et c’est normal puisque c’est l’animal le plus rentable en terme de points en fin de partie et de rendement en nourriture. Jetez vous dessus aussi vite que possible, et essayez de faire des petits le cas échéant (2 donnent 1 bien sûr).

Cartes des scores : attention à ne pas quitter votre carte des scores / aide de jeu des yeux, soyez au clair avec tous les décomptes, les boni et mali (oui, bonus et malus au pluriel latin) pour ne perdre des points maladroitement en fin de partie. Vous trouverez également sur la carte l’arrivée des différentes actions par tour, forcément pas dans l’ordre, mais vous serez au moins au courant de ce qui peut sortir et plus ou moins quand.

Petit clin d’oeil / private joke à ne pas rater: sur 2 tuiles des pièces de maisons en bois, on peut voir une partie de Bohnanza en cours; sur 2 tuiles de pièces de maisons en pierre, on peut voir une partie de… Agricola.

Mise à jour de l’article du 11.7.08

Voilà c’est fait, la version française est enfin sortie et édité comme précédemment annoncé par Ystari, et malgré 2-3 maladresses de traduction, l’éditeur s’est fait plaisir en fournissant des meeples (petites pièces en bois) en forme d’animaux pour le bétail ainsi qu’un deck de cartes inédites (dont l’auteur de jeux, sic). Dommage juste que la qualité des cartes soit toujours de si pauvre qualité.

Mise à jour de l’article du 1.10.08

Spielbox, le magazine allemand de jeux, publie dans son édition du 15.10 de nouvelles cartes. Pour Halloween, des fantômes, zombies et aliens font leur apparition dans la campagne du 17e siècle. Et pourquoi pas d’abord? Pour vous procurer le magazine et les nouvelles cartes, pour l’instant qu’en allemand, cliquez ici.

Mise à jour de l’article du 24.12.08

Le Havre est sorti, le nouveau jeu du même auteur, reprenant passablement beaucoup de mécaniques d’Agricola. Notre critique complète du jeu ici.

Mise à jour de l’article du 27.7.12

Une version à deux uniquement est sortie, Agricola Terre d’Elevage. Notre critique ici.

Mise à jour de l’article du 1.7.16

Une réédition du jeu a été lancée en 2016. Notre présentation et comparatif ici.

Vous pouvez trouver l‘édition de 2016 ici chez Philibert.

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