Jeux de plateau

Critique de jeu : Le Havre

Vu la malheureuse obligation de comparer Le Havre avec Agricola, le précédent jeu à succès du même auteur sorti il y a près d’une année à peine, nous avons décidé de diviser cette critique en deux parties, l’une uniquement centrée sur Le Havre et l’autre focalisée sur la comparaison des deux jeux pour y relever leurs similitudes, différences, améliorations ou faiblesses.

Le Havre

La mécanique du jeu est über-simplissime, rarement autre jeu aura su se montrer aussi simple. Les règles de base ne tiennent que sur 5-6 pages.

Deux actions et demie

A son tour, un joueur devra :

avancer son bateau dans le port sur une tuile libre, la retourner et remplir les cases des ressources indiquées. Sachant qu’il y a 7 tuiles par manche, à 4-5 joueurs, certains joueurs ne joueront qu’une seule fois.

soit prendre toutes les ressources (la même) à disposition sur une des cases, soit placer son jeton / travailleur sur un bâtiment libre (sans personne dessus) pour y effectuer l’action correspondante. Les bâtiments à disposition doivent être soit construits (par un autre joueur ou soi-même), soit appartenir à la ville. Si on place son marqueur sur un bâtiment autre qu’à soi, on doit payer une « taxe d’entrée », soit à la ville / banque pour un bâtiment de la ville soit directement au joueur propriétaire.

On a en plus une autre action possible à tout moment de son tour, soit acheter un des bâtiments visibles, soit vendre l’un des siens, soit se débarrasser d’une carte de prêt. Le prix, ressources nécessaires et actions sont indiquées sur les cartes.

La mécanique principale du jeu réside dans l’achat ou la construction de bâtiments qui permettront l’acquisition ou la transformation / amélioration des ressources. En effet, chacune d’entre elles possèdent deux faces, un recto basique et un verso plus enrichi : argile-brique / bétail-viande / céréale-pain / poisson-poisson fumé / fer-acier, etc. Il faudra par conséquent veiller à optimiser ses choix d’actions et constructions.

Comment gagner ?

Les conditions de victoire sont là aussi tout simples : on compte la valeur des bâtiments / navire construits et acheté, puis on ajoute son pécule, dont on soustrait encore des points par carte de prêt possédée.

Staying Alive

(titre de la chanson des Bee Gees des années 70. Ceux qui connaissent la filmographie de Frank Dubosc comprendront le rapport…)

En fait, toute la difficulté du jeu ne réside pas dans sa mécanique / compréhension, mais bel et bien dans sa gestion, puisqu’après 7 tours, on doit nourrir ses travailleurs, et comme vous l’aurez imaginé, la quantité de nourriture augmente au fil du jeu ce qui rend la partie de plus en plus tendue. On est d’ailleurs bien informé des quantités dès le début puisqu’on pose lors de la mise en place une aide de jeu avec toutes les valeurs indiquées.

On peut utiliser du poisson, ce qui ne procure qu’un maigre point de nourriture par pièce, ou le transformer en poisson fumé ce qui confère le double, ou encore convertir le bétail en viande ou les céréales en pain. Si l’on ne parvient pas à nourrir ses ouvriers, on pourra toujours payer en francs, la monnaie du jeu, (certainement plus french touch / folk de choisir des francs plutôt que des euros) ou prendre un prêt que l’on pourra rembourser et qui comptera comme points négatifs en fin de partie si l’on n’a pas pu s’en débarrasser au préalable. A cela s’ajoute le pouvoir des bateaux que l’on peut acheter ou que l’on reçoit automatiquement pour des parties en solo ou à 2 en mode « partie courte », qui offrent automatiquement et pour toute la partie plus ou moins de nourriture.

Constellation

Un grand intérêt du jeu réside dans sa constellation ; en effet, on peut y jouer de 1 à 5 (la partie à 5 est déconseillée pour les premières parties, d’après les règles il vaut mieux être déjà expérimenté), et il existe deux modes, partie courte et complète. En partie courte on aura plus de ressources à disposition au départ, et l’on ne jouera pas avec les bâtiments spéciaux. Le mode « court » ne sera pas pour autant plus simple, mais permettra à tout un chacun de s’essayer au jeu plus rapidement. Relevons que la durée de la partie complète à 5 dure 210’ (!), contre 150’ en mode court.

Matériel

Le matériel est vraiment moyen. Même si les illustrations sont correctes, on joue avec une quantité incroyable de piles de petits cartons, sur le plateau et devant soi, tout en jonglant sans arrêt avec les recto-verso, difficile donc de ne pas se tromper. Veillez à bien séparer les différentes ressources à la fin de chaque partie, cela s’avérera long et rébarbatif, mais vous sauvera quelques précieuses minutes pour la mise en place prochaine. Merci à l’éditeur d’avoir ajouté quelques ziplocs bienvenus dans la boîte.

VF-VO ?

Le Havre va être à nouveau traduit et distribué par Ystari, toujours à l’affût de jeux de gestion. On peut toutefois jouer en anglais (avec la version australienne !) sans trop de difficulté puisque les règles sont hyper-courtes et que les bâtiments ne sont pas trop compliqués à comprendre. Ils ont d’ailleurs déjà été traduits (lien ci-dessous), ce qui rend le jeu tout à fait jouable pour les plus impatients d’entre vous.

Intérêt ?

Le Havre est un jeu de gestion (acquérir des ressources, construire des bâtiments), au demeurant simple par ses règles mais complexe par son intendance. C’est également un jeu de développement puisqu’il faudra développer son port et optimiser sa nourriture et actions. Le Havre rappelle furieusement Agricola bien sûr (lire comparatif ci-dessous), mais surtout le très bon Through the Ages du Tchèque Vlaada Chvátil : ressources, cartes / développement à acheter, nourriture à payer, durée du jeu. Si vous n’avez joué ni à l’un ni à l’autre, Le Havre va beaucoup vous plaire, sinon vous aurez une méchante impression de déjà-vu.

Interaction

L’interaction est moyenne. Même si l’on ne peut pas couler un navire adverse ou brûler un bâtiment, on peut toujours placer son marqueur / travailleur sur un bâtiment appartenant à un autre joueur, pour profiter ainsi de son action mais en lui payant une taxe d’entrée, et une fois le marqueur placé, personne d’autre pourra venir utiliser ce bâtiment tant qu’il s’y trouve. Il faudra également se montrer observateur pour anticiper la stratégie des autres en prenant les ressources nécessaires avant. On peut, pourquoi pas, s’attendre à voir des extensions sortir, de nouveaux bâtiments plus interactifs et influant directement sur le jeu des voisins.

Le Havre vs Agricola

Après avoir présenté Le Havre en tant que tel, intéressons-nous ici à le comparer à son « grand frère » sorti quelques mois auparavant et qui a depuis remporté de nombreux prix.

Thème

Là où Agricola plongeait les joueurs dans la dure réalité paysanne du 17e siècle, Le Havre place les joueurs dans un contexte industriel, portuaire et halieutique d’une cité française de nos jours (ou presque, puisque l’euro n’a pas été encore introduit). Autant le remarquer tout de suite, Agricola de par son thème était curieusement beaucoup plus funky. Manier des grues ou construire des entrepôts n’est pas très chatoyant, il faut bien l’avouer.

Matériel

Qu’on joue avec la vo sobre ou la vf d’Ystari avec les animeeples, le matériel d’Agricola était beaucoup plus riche et chamarré que celui du Havre, puisque ses petits cartons de ressources vont finir par littéralement inonder joueurs et table. Comme vu précédemment, les illustrations ne sont pas extraordinaires, juste fonctionnelles et représentatives, et l’humour présent sur de nombreuses cartes d’Agricola y est absent.

Stratégies

L’un des grands intérêts d’Agricola était la possibilité de diversifier ses stratégies par les cartes personnelles reçues (ou choisies, selon si l’on joue avec la variante) en début de partie. Dans Le Havre, les joueurs n’en reçoivent pas, donc tout le monde est certes sur le même pied d’égalité, on a écarté le hasard qui dérangeait certains joueurs d’Agricola, mais la durée de vie du jeu risque d’en souffrir puisqu’on cherchera souvent à construire les mêmes bâtiments, pour autant qu’ils soient évidemment à disposition. Les combinaisons extrêmement riches et intéressantes d’Agricola ont disparu dans Le Havre. D’autant que le but du jeu ne permet pas de se diversifier ou de se spécialiser (élevage ? Culture ? Développements) comme dans Agricola puisqu’il faudra juste posséder le plus de points de valeur sur les bâtiments. Donc le but est certes plus simple, mais également plus dirigé, on n’aura moins la possibilité d’essayer plusieurs tactiques différentes les unes aux autres d’une partie à l’autre.

Fluidité

Ce que le Havre gagne en fluidité de jeu, il le perd en rapidité. On n’a certes qu’une seule action (sans compter les achats / vente que l’on fait finalement assez rarement, par manque d’argent ou manque d’intérêt), mais on joue plus longtemps, pas forcément plus.

Serré

Puisque chaque manche ne compte que 7 tours, à 4-5 certains joueurs ne joueront qu’une seule fois par manche, et c’est bien peu pour se développer. Si vous avez trouvé Agricola serré et difficile avec ses phases de récolte et de nourriture à fournir qui arrivaient de plus en plus / trop rapidement, autant vous prévenir tout de suite, Le Havre est encore plus incisif. Il va falloir progresser vite et bien, au risque de devoir prendre des cartes de mendicité prêt.

Feld vs Rosenberg

Agricola était déjà un mélange entre du Caylus et du Notre Dame, et comme avec L’Année du Dragon, Feld a poussé son système d’obligation à payer encore plus loin. Rosenberg l’a ici également fait avec Le Havre. Mais là où l’Année du Dragon était plus développé, Le Havre est au final plus épuré, moins riche. Feld a apparemment réussi à se réorienter puisque dans son nouveau jeu, le Nom de la Rose, les mécaniques sont fondamentalement différentes. Espérons pour Rosenberg que son prochain jeu soit également différent, au risque d’être quelque peu saoulé par ce manque d’originalité.

Conclusion

Le Havre est le petit frère d’Agricola, dans tous les sens du terme. Déjà parce qu’il arrive après, donc on ne peut s’empêcher de le comparer à son précurseur, attendez-vous à entretenir de longues discussions à ce sujet, et ensuite parce qu’il est moins riche, moins beau, moins drôle. Pas forcément moins abouti ou moins intéressant, juste moins développé quant aux opportunités qu’il offre aux joueurs. Le meilleur moyen de ne pas être trop déçu, c’est de tenter de ne pas le comparer à Agricola, si cela est possible. Clin d’oeil à Agricola d’ailleurs, on voit sur la boîte de jeu (édition australienne) un docker transportant une caisse avec Agricola dessus…

Si vous êtes un fan des jeux de gestion, de développement, si vous appréciez jouer avec un couteau sous la gorge (nourriture à payer), si vous avez près de 40euros à dépenser pour un jeu quasi-similaire déjà sorti précédemment, alors le jeu est fait pour vous. Mais comme avec la gamme surfaite d’Ystari (cf. le très décevant Sylla ou le creux Metropolys), on peut s’attendre à ce que Le Havre connaisse lui aussi un beau succès porté par Agricola.

Quelques conseils tactiques

Miam!

Comme expliqué précédemment, le couteau sous la gorge par le coût de la nourriture est bien plus sérieux que dans Agricola. En effet, les premiers tours (souvent les 2-3 premiers) ne nécessiteront pas de stratégies particulières puisque l’on dispose de base soit quelques poissons et / ou francs, selon si l’on joue en mode court ou normal. Soyez cependant très vigilants, car les coûts augmenteront gentiment mais sûrement, et il faudra parfois payer plus que 10pts en nourriture en fin de partie. Pour ne pas avoir à prendre de cartes de prêt (spirale de dettes qui pourraient commencer…), pensez à acheter des bateaux, en bois pour commencer, puisque les bateaux vous procurent automatiquement 2 nourriture ou plus s’ils sont en métal. Le bétail est la ressource la plus intéressante puisqu’elle fourni 3pts par pièce, pour autant qu’on ait pu activer l’abattoir (qui fournit de plus 1/2 peau par animal abattu. Cette peau pourra ensuite être vendu à la tannerie par exemple. Le grain est ensuite la deuxième ressource la plus intéressante, elle ne fournit que 2pts changée en pain (comme dans…). Le poisson a lui aussi 2pts s’il a été fumé au préalable, mais ce qui le rend moins intéressant c’est qu’il rapporte 1pt normalement, donc les autres joueurs risquent bien de vouloir en prendre également brut.

Bâtiments

L’achat de bâtiment n’est pas fondamentalement considéré comme une action, vous pouvez la faire en plus, veillez à l’utiliser de façon optimale. Et n’oubliez pas que les bâtiments déjà construits (ceux à disposition en ville) ne peuvent pas être construits mais uniquement achetés. Les bâtiments sont toutefois assez chers, et les francs se font rares. Les 4 bâtiments les plus intéressants à obtenir, i.e construire ou acheter, sont, d’après nous:

le marché (2 ressources à choix différents + autant de ressources que de symboles « maison » possédé chez soi)

le bâtiment qui permet de construire deux maisons (sacré avantage) et le pont sur la Seine (qui intervient tard, et seulement pour les parties à 4-5 joueurs)

La croisière de luxe (38pts pour la première, 30 pour la 2e) !!!

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2 Comments

  • Pulse

    Le creux Metropolys ?!?! Peut-être de base. Mais pas avec l’extension. Il me fallait réagir même si me voilà hors-sujet 😉. J’ai récemment fait l’acquisition de Metropolys. J’ai tout de suite adhéré à son système de surenchères pour effectuer les placements. Toutefois, je lui trouvais de grosses failles. La plus évidente concernait la carte zone arrondissements qui s’est vite avérée l’objectif de loin le plus facile à réaliser. De nous mêmes, nous l’avons retirée du jeu. Ainsi, le jeu devenait déjà plus plaisant, même si quelques déséquilibres plus ou moins importants demeuraient. Puis, j’ai fait l’acquisition de l’extension (celle qui était dans l’Ystari Box) qui, avec quelques nouvelles cartes et quelques modifications de règles, a bien mieux exploité la mécanique originale de surenchères et de placement du jeu. Chaque joueur garde un objectif secret zone (sauf celui des arrondissements qui est à retirer, comme on pouvait s’en douter). Et l’objectif secret quartier est remplacé par un objectif secret lot de 3 types de quartier dans un même arrondissement. Enfin, les points pour le plus grand immeuble par arrondissement ne sont plus attribués. Resultat ? Le jeu en devient plus riche, plus subtil, plus tendu. Bref, bien meilleur. À tester avec l’extension si vous ne l’avez pas déjà fait. Et peut-être qu’après cette nouvelle expérience, vous trouverez Metropolys moins creux 😉.

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