
En Iran, le jeu devient espace de liberté
En Iran, la société est en pleine contestation sociale. Le jeu de société offre une bouffée d’air et un sentiment de communauté.
L’Iran, entre contestation et révolution
En Iran, c’est un mouvement de contestation historique qui rentre dans sa 7e semaine. L’Iran a certes connu de nombreux cycles de révoltes populaires, dont la dernière en date en 2019, violemment réprimée, au prix de plus de mille morts. Mais ces précédentes révoltes avaient un lien avec des revendications économiques (la grogne face au triplement du prix du pétrole) ou politiques, comme en 2009, lors de la contestation de la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad.
Mais ce qui frappe cette fois, c’est la radicalité du slogan « à bas la dictature ». Et une cause première, celle des femmes, après la mort de Mahsa Amini, arrêtée pour avoir mal mis son voile le 16 septembre. Cette Iranienne de 22 ans était décédée trois jours après son arrestation à Téhéran par la police « des mœurs » qui lui reprochait d’avoir enfreint le code vestimentaire strict de la République islamique, imposant notamment le port du voile pour les femmes.
Les autorités ont affirmé que le décès de la jeune femme est dû à… « un problème cardiaque ». Mais sa famille conteste en affirmant que la jeune fille était en parfaite santé. Les accusations de violences de la part de la police ont entraîné des manifestations en Iran qui durent depuis plus de sept semaines, ainsi que de nombreux rassemblement de soutien à Mahsa Amini, et aux femmes iraniennes en général, à travers le monde.

Les manifestations actuelles concernent la vie quotidienne des femmes, et surtout le symbole de leur infériorité sociale. Le port du voile a été sacralisé par le régime iranien comme le symbole absolu de la révolution islamique. Remettre en cause cette partie intégrante de « l’ADN de la révolution », c’est donc s’attaquer aux fondements mêmes du pouvoir actuel.
L’Iran, en sang
C’est à Saghez, ville natale de la jeune kurde Mahsa Amini, que se forment les premières manifestations le 17 septembre 2022. Dans le cortège de sa sépulture, le même jour, des rassemblements apparaissent à Sanandaj, la capitale de la province iranienne du Kurdistan.
Cette région kurde à majorité sunnite, contrairement au reste du pays, principalement chiite, est particulièrement scrutée par le régime. Notamment parce que les femmes y revendiquent une plus grande liberté. Et c’est dans les villes de Saghez, Divandarreh et Dehgolan que l’on recense les premières victimes de la répression, orchestrée par les Gardiens de la Révolution, l’armée idéologique de l’Iran.
La protestation s’étend ensuite au milieu étudiant de Téhéran, agglomération d’environ 15 millions. C’est ensuite à Ispahan, centre historique et culturel du pays, que l’on voit apparaître ces images de femmes qui retirent leur voile, le brûlent et se coupent les cheveux. Et au-delà des femmes, c’est toute une jeunesse qui se mobilise.
En réponse, le régime restreint l’accès aux réseaux sociaux. Depuis mercredi, l’accès à internet a même été bloqué à Saghez. Mercredi marquait en effet les 40 jours de la mort de la jeune femme. Des milliers de personnes y avaient assisté à une cérémonie d’hommage à la fin du deuil traditionnel de 40 jours.
Le régime arrête également des milliers de personnes, tire sur les manifestants et dénoncent la… conspiration des ennemis de l’étranger. Même les villes Saintes de Qom et de Machhad, lieu de naissance du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, se soulèvent à leur tour.
Aujourd’hui, plus d’un mois après le début des événements, la répression des protestations a fait plus de 230 morts, dont des enfants, selon le décompte révélé ce mardi 25 octobre par l’Iran Human Rights (IHR), une ONG basée à Oslo.
Est-ce que le régime iranien peut tomber ?
Le jeu, espace de liberté de la jeunesse iranienne
Ce 17 octobre, un article rédigé en anglais par Kamiab Ghorbanpour est sorti sur le site américain Polygon. L’article explique comment le jeu de société, le jeu de rôle et les bars à jeux en Iran offre un espace de liberté, une bouffée d’air pour la jeunesse iranienne.
Cet article nous a émus. Nous avons alors pris contact avec son auteur Kamiab Ghorbanpour pour lui demander l’autorisation de traduire son article en français pour le republier ici sur Gus&Co.
Le jeu crée du lien. Le jeu permet également être de vivre autre chose, de s’échapper, le temps d’une partie, de notre quotidien. Après le meurtre de la jeune Mahsa Amini pour avoir laissé apparaître quelques mèches de cheveux, des aspects plus que nécessaires dans l’Iran contemporain.
Nous vous souhaitons une bonne lecture !
Alors que la jeunesse iranienne proteste, une communauté se crée grâce aux cafés remplis de jeux de société et de D&D
« Nous trouvons des moyens de nous adapter et de trouver le bonheur malgré la tyrannie. »
Polygon, 17 octobre 2022, par Kamiab Ghorbanpour
L’Iran est surtout connu dans les milieux occidentaux pour son fondamentalisme islamique et son animosité envers les États-Unis. L’esprit historique, bien sûr, aura un grand respect pour la littérature du pays, sa poésie et son histoire culturelle. Mais en dehors du Moyen-Orient, très peu de gens connaissent l’Iran pour sa culture du jeu de société, qui est énorme.
Par énorme, je veux dire en réalité massive. Lorsque vous entrez dans Téhéran, la capitale de l’Iran, vous y découvrirez de nombreux cafés. Beaucoup d’entre eux sont dédiés aux jeux de société. Et vous y trouverez des personnes de tous âges, sexes et horizons différents jouant avec des pièces colorées et des jetons en carton, explorant tout, des jeux de stratégie Gamer complexes dits « eurotrash » aux simples jeux de déduction. Le monde des jeux de société dans mon pays d’origine est extraordinaire. Il a connu une augmentation au cours de la dernière décennie et demie pour composer un élément fondamental de la culture moderne de l’Iran.
Pour contextualiser ce phénomène, il nous faut jeter un rapide coup d’œil à l’histoire. L’Iran au XXe siècle était une monarchie soutenue par l’Occident avec un roi tyrannique. Ce roi a obtenu le pouvoir absolu par un coup d’État en 1921, pour être renversé par une révolution islamiste massive en 1979.
En raison des fortes influences de ses chefs religieux et autres, la révolution a transformé l’Iran en un autre régime dictatorial dirigé par l’ayatollah Khomeiny. Khomeiny a lancé une campagne appelée Révolution culturelle, créée pour purger l’Iran de ce qu’il considérait comme des influences libérales, communistes, socialistes et anti-islamiques. La révolution culturelle a été un événement dévastateur, et son influence est constamment renforcée par le régime actuel.
« La jeunesse ne s’amuse pas » est une expression fréquemment utilisée par de nombreux Iraniens pour décrire le manque de divertissement en Iran. Les boissons alcoolisées sont illégales dans le pays, il n’y a donc aucun bar. La danse, les instruments de musique, le chant et de nombreuses autres activités sont soit interdits, soit extrêmement limités, et seuls les hommes peuvent en profiter dans ce qui est ironiquement devenu par accident l’une des activités les plus homoérotiques du pays. Le football, ou le soccer pour les Américains, est le loisir le plus suivi du pays, et celui-ci exclut entièrement la moitié de la population.
Le 16 septembre, Mahsa Amini, une Iranienne de 22 ans, est décédée aux mains du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique – familièrement connu sous le nom de Police des mœurs en Occident. Cela a conduit à une série de manifestations antigouvernementales très médiatisées à travers l’Iran, comme le pays n’en a pas vu depuis la révolution de 1979. On l’appelle « la révolution de 2022 ».
Depuis 1979, la République islamique a utilisé son pouvoir pour créer une forme d’apartheid de genre qui cible spécifiquement les jeunes femmes. Dans de nombreuses rues de Téhéran, vous pouvez trouver des membres de la police des mœurs ciblant et harcelant des jeunes femmes pour les raisons les plus ridicules, telles que tenir la main de leur petit ami ou porter le hijab (NdT : le voile ou foulard, désigne un vêtement porté par des femmes musulmanes et qui couvre leur tête en laissant le visage apparent) de manière incorrecte, comme ce fut le cas pour Amini.
Cette forme extrême de retenue sociale en public a conduit les cafés de jeux de société à devenir hautement rentables. La transformation des rues publiques en bastions de la police de la moralité a ouvert la voie aux sociétés privées à devenir des refuges sûrs pour les jeunes Iraniens. Leur chaleur, leur ouverture, leurs plats savoureux et les visages bienveillants de leur personnel offrent une excellente évasion à de nombreux jeunes qui souhaitent passer leurs soirées dans un lieu de détente avec leurs amis sans avoir à se soucier des choses les plus simples, comme savoir ce qu’ils portent. Beaucoup de ces cafés appartiennent et sont exploités par des jeunes gens frustrés. Aida Charkhgari fait partie de ces entrepreneurs improbables.
Dans les premiers mois de 2019, Charkhgari a rencontré son mari, Amirhussein Naderi, qui était, faute d’un meilleur terme, un passionné de jeux de société. Naderi a présenté Donjons & Dragons à Charkhgari, ce qui a conduit les jeux de rôle à devenir une partie essentielle de leur vie. L’intérêt du couple pour les JDR les a amenés à explorer d’autres jeux de société et des communautés iraniennes qui étaient intéressées par cette activité.
Peu de temps après leur mariage, ils ont pensé ouvrir un café. Aida m’a dit qu’ils voulaient que le café ressemble à leur propre maison, où leurs amis proches se réunissent régulièrement pour jouer à des jeux. Ils l’ont appelé le Dressage Café.
« Nous avons créé des thèmes pour les parties de Donjons & Dragons en nous basant sur les suggestions des clients. Ils ont vraiment adoré ces événements », a déclaré Charkhgari. Après D&D, le café accueillait principalement des jeux iraniens, ce qui a contribué à sensibiliser les consommateurs et à augmenter les ventes des éditeurs iraniens.
Charkhgari a déclaré que les jeux de bluff tels que Mafia Nights sont parmi les titres les plus populaires dans leur café. Mafia Night est une version iranienne moderne du jeu classique Mafia, également connu en Occident sous le nom de Loups-Garous. Le jeu est devenu si populaire qu’il a inspiré une émission de télévision en Iran appelée Mafia Nights. Une émission très mélodramatique et controversée, qui invite des célébrités de différents horizons à se rassembler et à jouer au jeu en direct à la télévision iranienne.
Charkhgari et Naderi n’étaient pas seuls dans leur décision d’ouvrir un café de jeux de société. Dans toute la capitale, il existe de nombreux cafés similaires où vous pouvez vous retrouver entre amis pour jouer à n’importe quel type de jeu que vous aimez. Téhéran n’est pas non plus le seul endroit en Iran où fleurissent les cafés de jeux de société. Presque toutes les villes d’Iran ont des cafés de jeux de société dans leurs rues, et l’expansion atteint aussi bien la campagne.
Certains cafés sont calmes et petits ; ils ont généralement des jeux de style européen tels que Trajan ou La Guerre de l’Anneau pour de petits groupes de personnes qui veulent passer des heures et des heures à gérer leur économie et à développer des stratégies bien pensées. Vous pouvez également trouver de plus grands cafés qui organisent des événements D&D et invitent les gens à jouer à des parties massives de jeux de bluff de style Mafia Nights. Un bon exemple est un café orienté anime japonais appelé Haiku Café qui organisait chaque mois une campagne de JDR sur le thème de l’anime, ou un café orienté Harry Potter appelé Platform faisant pareil. Beaucoup de ces cafés vont même jusqu’à payer des artistes prestigieux pour faire de la promotion, des couvertures de boîtes alternatives ou même des personnages iraniens pour les joueurs dévoués.
Les cafés ne sont pas les seuls endroits où trouver un jeu en Iran. Roomiz, un nouveau site Web lancé en 2015 par Amir Salamati, permet aux fans de jeux de société en Iran de se retrouver en ligne. Salamati a lancé le site Web avec ses amis sur un coup de tête, mais à leur grande surprise, Roomiz est soudainement devenu très populaire parmi les gens de tout le pays. Salamati s’est vite rendu compte qu’il n’y avait pas que les citadins de Téhéran qui s’intéressaient aux jeux de société ; de nombreuses autres grandes villes d’Iran avaient un public énorme et inexploité pour les jeux de société, ce qui a motivé l’équipe de Roomiz à agrandir l’équipe et à élargir ses offres en ligne.
Avant la pandémie de COVID-19, l’une des activités dont Salamati était très fière était les conventions que Roomiz a aidé à organiser dans tout l’Iran. À l’été 2016, plus d’un millier de personnes se sont présentées à sa première convention, dépassant de loin ce que Salamati et son équipe s’attendaient à être un petit rassemblement régional. Ce nombre a quadruplé l’année suivante et, la quatrième année, plus de 11 000 Iraniens sont venus à la principale convention Roomiz.
« Tout cela étant dit, notre plus grande réussite a probablement été de travailler avec les cafés de jeux de société », a déclaré Salamati. Il a qualifié l’essor des cafés de jeux de société iraniens de concept vraiment étonnant. Le célèbre concepteur de jeux de société français Dominique Ehrhard, qui est venu en Iran il y a quelques années, a déclaré à Salamati qu’il était choqué par le grand nombre de cafés de jeux de société et leur culture unique. « Un visage amical s’approche toujours de vous et vos amis pour expliquer les jeux. Ou si vous n’avez pas amené d’amis, ils vous aideront à en trouver quelques-uns lorsque vous y passez du temps. Ce sont quelques-uns des éléments que l’auteur français a mentionnés lorsqu’il a décrit son choc culturel lors de sa discussion avec Salamati.
« C’est tragique mais tellement beau », a déclaré Agathe, une passionnée de jeux de société d’origine arménienne que j’ai rencontrée lors de mes recherches. Elle s’est démarquée en parlant à différentes personnes des cafés de jeux de société. Agathe a demandé que son nom de famille ne soit pas publié dans cet article. C’est parce qu’elle a passé de nombreuses heures dans les rues de Téhéran, à protester – à se battre, dit-elle – aux côtés de ses frères et sœurs pour la liberté et la justice d’Amini et de tous ceux qui sont harcelés par le régime islamique.
« Nous, Iraniens, trouvons des moyens de nous adapter et de trouver le bonheur dans la tyrannie. Je suis incroyablement heureuse que les jeux de société deviennent énormes en Iran, mais j’espère un avenir dans lequel nous ne jouerons pas à des jeux de société juste pour fuir la sombre réalité qui se déroule en dehors des cafés. Parce que, comme tout ce qu’ils nous ont pris, un jour viendra où les jeux de société seront également interdits. »
Les mots d’Agathe frappent fort et résonnent dans ma tête, surtout aujourd’hui, plus que jamais.
Interview de Kamiab Ghorbanpour
Après l’article sur Polygon, nous avons voulu en savoir plus sur son auteur et le sujet. Nous l’avons contacté et lui avons posé quelques questions. Voici ses réponses.
Bonjour Kamiab, vous êtes l’auteur de cet article très intéressant sur le jeu en Iran et les bouleversements sociaux et politiques actuels. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cet article ?
J’ai toujours voulu couvrir ce phénomène, mais je n’ai jamais trouvé le bon endroit, jusqu’à ce que j’obtienne le feu vert de Polygon. En l’écrivant, la révolution de 2022 a commencé, ce qui a inévitablement rendu l’article encore plus pertinent.
Cet article a été publié pour la première fois par Polygon. Quelles ont été les réactions après sa publication ?
J’ai reçu des réactions très positives et je ne m’attendais pas à ce que cela devienne si important. Et Radio-Canada m’a même contacté pour faire une interview avec eux, ce qui était plutôt sympa.
Dans votre conclusion, vous dites que le gouvernement iranien pourrait interdire les jeux et les jeux de société. Pourquoi pensez-vous que c’est une probabilité ?
Ce n’étaient pas mes mots mais plutôt l’un des manifestants que j’interviewais. Sa conclusion était conforme à ce que le régime fait depuis 43 ans. Ils ont interdit les cartes de poker lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et ils sont intervenus sur différentes formes de divertissement, comme les jeux vidéo. Il n’est donc pas exagéré de penser qu’un phénomène comme les jeux de société pourrait être considéré comme une menace pour eux.
Depuis la publication de l’article, qu’est-ce qui a changé en Iran ?
Les manifestations se poursuivent et la plupart des gens se sont mis en grève, y compris de nombreux propriétaires de cafés et fournisseurs à qui j’ai parlé pour l’article.
Merci pour vos réponses, Kamiab !
Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste.


2 Comments
alinerig
Merci beaucoup pour cet article et l’accès à celui de Kamiab. Le monde du jeu est une force de progrès indéniable. On l’a vu récemment en soutien à l’Ukraine par diverses actions de récolte financières, par sa force de réflexion sur les questions d’écologie et sur la place des droit des femmes entre autres. On ne peut que souhaiter à tout le peuple iranien de se débarrasser de cette dictature archaïque et de jouer toujours plus !
Morlockbob
Bel article engagé