Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Nemesis, Dead of Winter, Loups-Garous. Notre obsession immodérée pour les jeux de trahison

De nombreux jeux de société nous poussent à faire preuve de trahison. Qu’est-ce qui les rend tellement… excitants ?


Trahison n’est pas raison

Je ne sais pas pour vous, mais il m’est extrêmement difficile de savoir quand et avec quel jeu j’ai commencé à jouer aux jeux de société. J’ai pourtant un vague souvenir. Je me souviens pourtant de ces nombreuses parties de Détective quand j’étais à l’orphelinat dans les années 70. Il me semble que l’appelions ainsi. Nous distribuions des rôles cachés, secrets : un ou une tueuse, deux détectives et toutes les autres personnes. Nous éteignions les lumières, et le but de l’assassin était alors de se balader dans la pièce parmi tout le monde et de toucher quelqu’un d’autre pour le…tuer. Puis on rallumait les lumières, et le ou les détectives (un seul, si l’un des deux avait été tué) devait mener l’enquêter et questionner tout le monde. Un Loups-Garous avant l’heure. Un jeu de trahison avant que les jeux de trahison modernes n’existent.

Aujourd’hui, de nombreux jeux de société proposent d’incarner un traître, infiltré parmi les autres, tels que Némésis (2018), Battlestar Galactica (2008), Dead of Winter (2014), Secret Hitler (2016), Room 25 (2013), Obscurio (2019), Les Chevaliers de la Table Ronde (2005) et bien sûr, les Loups-Garous de Thiercelieux, peut-être le jeu de société et de trahison le plus populaire des colos (de vacances, pas scopie). Nous vouons une véritable obsession pour la trahison. Mais qu’est-ce qui nous motive tant à vouloir trahir, mentir et comploter contre les autres ? On parle bien ici de jeux de… société. Donc d’être ensemble. Qu’est-ce qu’on recherche tant à trahir les autres ?

En 2020 et 2021, il n’y a qu’à voir le succès foudroyant du petit jeu vidéo Among Us pour s’en convaincre. Les jeux de trahison fascinent, attirent, captivent, excitent.

Coups de couteau dans le dos, et dans la vraie vie

Des termes tels que « trahison » et « coup de poignard dans le dos »‘ apparaissent souvent dans les médias et ce sont des situations que nous avons pu avoir vécu, et pas que dans les jeux de société. Dans son livre

Julie Fitness, chef du département de psychologie de l’Université Macquarie en Australie, dans un chapitre de son étude en psychologie parue il y a exactement vingt ans en janvier 2001, intitulée « Betrayal, Rejection, Revenge, and Forgiveness: An Interpersonal Script Approach », « Trahison, Rejet, Vengeance et Pardon: une Approche Scripturale Interpersonnelle« , elle cite en page 5 une recherche qui suggère que près de 19% des hommes ont déclaré avoir été trahis par un collègue au travail. 19% quand même ! Est-il possible que la trahison soit un outil clé nécessaire dans l’art machiavélique de grimper dans l’organigramme de la boîte ? Ou est-ce que la trahison est-elle un pari risqué et dangereux qui risque de se retourner contre la personne qui en a fait usage ?

Dans une autre étude qu’elle a menée l’année précédente son travail sur la trahison, sur la colère au travail cette fois, elle a découvert que les violations des règles liées à la trahison, comme le mensonge par exemple, figuraient parmi les types d’infraction incitant à la colère les plus souvent signalés parmi les collègues de travail.

La psychologue explique que la trahison a été, tout au long de l’histoire humaine, considérée parmi les pires infractions relationnelles que les gens puissent commettre. Dante, par exemple, nous rappelle la psychologue, a relégué les traîtres dans les régions les plus basses et les plus froides de l’Enfer, à être à jamais gelés jusqu’au cou dans un lac de glace avec des blizzards qui les envahissent. Dans le monde entier, le crime de trahison continue de mériter les peines les plus sévères, y compris dans certains endroits la peine capitale, pensez à Assange ou Snowden par exemple, tous deux considérés par les États-Unis comme des traîtres et pourchassés depuis.

D’un point de vue évolutif, notre survie dans des environnements au sein d’anciennes tribus signifiait qu’ayant évolué en tant qu’individus sociaux, nous dépendions de manière critique du degré auquel les autres nous acceptent et nous respectent. La trahison pouvait avoir des conséquences dévastatrices sur le groupe, sur sa survie, sur sa propre survie. Il devenait donc crucial et vital que nous développions un mécanisme pour détecter les « tricheurs » et « traîtres » potentiels. Tout ceci pour les repérer, les éliminer du groupe et pour apprendre à investir nos ressources et relations avec des pairs qui n’allaient pas nous planter un poignard dans le dos.

C’est d’ailleurs à se demander si d’un point de vue évolutif, nous n’avons pas développé une certaine circuiterie et modules psychologiques dans notre cerveau pour détecter la trahison. Repérer pour… survivre.

Jeux et trahison, un peu d’histoire

Les jeux de société qui intègrent un mécanisme de trahison peuvent trouver leurs origines dans deux jeux : le Cluedo, dans lequel vous reconstituez un mystère lié à un meurtre en vous promenant dans un manoir, et Mafia, dans lequel vous allez devoir éliminer les autres et retrouver les responsables. Commençons par le premier. Petit nuancier, dans Cluedo, ce n’est pas un ou une joueuse qui trahit les autres. Il n’y a pas de trahison active dans, au cours du jeu, on doit toutefois retrouver, déterminer, déduire qui a fait usage de trahison pour tuer les personnages présents dans le manoir.

Le Cluedo a été créé en 1949 par le couple Anthony et Elva Pratt, deux britanniques contraints d’être confinés (il n’y a pas que nous) pendant la Seconde Guerre Mondiale pour éviter les bombardements. Pendant ces longues heures de confinement, et comme il n’y avait pas grand-chose sur Netflix à l’époque, les deux amoureux se sont occupés en créant l’un des jeux de trahison et de déduction les plus connus du marché.

Anthony E. Pratt était un pianiste anglais. Il faisait la tournée des demeures, engagé par des riches familles pour jouer lors de leurs soirées. Et entre 1943 et 1945 il existait un jeu social, une sorte de jeu de rôle grandeur nature de meurtre et mystère qui tournait dans la Haute Société. Comme Pratt allait jouer au piano chez des particuliers pour des soirées musicales, il a été témoin de ces types de jeux en live. Il s’en est alors inspiré pour créer le jeu avec sa femme. D’où le manoir dans le jeu et le côté « bourj » des invités.

Quelques décennies plus tard, c’est le jeu Mafia qui a été créé en 1987 par un certain Dimitry Davidoff, étudiant en psychologie à l’Université d’État de Moscou.à la fin de la Guerre Froide. 

En 1987, l’URSS commençait à changer. Mikhail Gorbatchev introduisait les réformes de la perestroïka qui mèneraient finalement à la fin de cette période tendue entre Grandes Puissances. Le premier traité entre l’URSS et les États-Unis limitant la prolifération des armes nucléaires a été signé la même année. Et à l’Université d’État de Moscou, un jeune étudiant en psychologie, Dimitry Davidoff, essayait de faire deux années d’université en une, tout en enseignant à des lycéens en même temps. Pour réussir à caser tout ça, le jeune étudiant avait besoin d’optimiser son temps et sa recherche. C’est là qu’il eut la brillante d’idée de développer une méthode ingénieuse et… sexy. Proposer un jeu qui allait intéresser ses cobayes pour sa recherche.

Mafia a inspiré de nombreux autres jeux de trahisons plus récents, dont les Loups-Garous de Thiercelieux, The Resistance ou, plus près de nous, Among Us. Pour Davidoff, ce jeu introduit le concept d’une majorité non informée contre une minorité informée, avec toujours une structure de base des phases diurnes et nocturnes, des meurtres et des lynchages. Ce jeu / outil en psychologie a connu un tel succès qu’il s’est répandu un peu partout dans les milieux universitaires avant de « percer » dans le grand public. Et d’être enfin repris en jeu de cartes commercial et commercialisé par les Loups-Garous de Thiercelieux.

Pourquoi est-ce que ce Mafia, créé en Union Soviétique, et plus tard les Loups-Garous ont-ils connu un tel succès ? Sans doute parce que ces jeux répondent à l’une de nos questions les plus fondamentales : « Scientia potentia est » ? Est-ce que la connaissance est liée au pouvoir ? Dans Mafia, le seul avantage des tueurs est la connaissance: ils connaissent l’identité de chacun. Grâce à cela, ils divisent, reconnaissent et catégorisent la minorité autonome, forte, et la majorité, vulnérable. Le jeu Mafia, et tout autre jeu de trahison, nous permettent, par sa manière abstraite, triviale et ludique, sans conséquence (autre que de se fâcher avec ses amis et devoir dormir sur la béquille si on a éliminé sa copine pendant le jeu), de jouer avec ses peurs. Celles d’être « du mauvais côté de la barrière. Pensez pogroms, frontières, chasses aux sorcières.

Je t’aime, moi non plus. Petit traité de trahison

Ces deux premiers jeux de déduction sociale que sont les Cluedo, qui a aujourd’hui plus de 70 ans, et Mafia, plus de trente, sont tirés des peurs du monde réel : que nos plus grands ennemis soient peut-être nos voisins, amis et alliés. Et qu’on ne puisse vraiment faire confiance à ni l’un, ni l’autre. En tant qu’humains, nous développons certaines tendances à nous créer, reconnaître et classer en tribus, en groupes, en communautés (le terme très en vogue depuis une dizaine d’années) et hors groupes. Le fameux : « Ils sont des nôtres » Ce sont « nos » gens. Et à fortiori, d’autres, pas. Ce qui risque de générer des préjugés contre eux, contre les personnes que nous percevons comme ne faisant pas partie de notre groupe. Parce qu’un groupe partage, ou doit le faire, des valeurs, des intérêts communs.

Les êtres humains ont besoin de faire confiance. La confiance apaise l’anxiété, aide à soulager la dépression et permet d’investir l’intérêt et le plaisir d’être les uns avec les autres. Hors pandémie… Il ne pourrait y avoir de civilisation, de santé ou de bien-être sans confiance. Les interactions interpersonnelles, commerciales, médicales et juridiques les plus ordinaires seraient impossibles sans un certain degré de confiance.

En revanche, la méfiance est pleine d’anxiété et de ressentiment. On ne peut établir une société sur la méfiance. La trahison, quelle qu’elle soit, infidélité, manipulation, mensonge, abus, brise la capacité de faire confiance à quiconque de se rapprocher de nous. Pourtant, ce besoin humain de faire confiance persiste. Il nous place au beau milieu d’une tempête interne qui nous plonge dans les affres de savoir à qui, sur quoi, quand faire confiance, et de qui, de quoi, de quand nous méfier.

La plupart du temps, nous réagissons à cette agitation interne de trois manières :

  1. La confiance aveugle : nous faisons confiance à quelqu’un sans tenir compte de sa fiabilité. Cette confiance aveugle est peut-être liée à une réticence d’éprouver le doute, l’anxiété et la méfiance, plus qu’à une véritable et profonde approbation des meilleures qualités de l’autre.
  2. La méfiance : elle se concentre sur la simple possibilité de trahison. Cela nous maintient dans un état d’hypervigilance et élimine presque tous les potentiels liens étroits avec les autres. 
  3. La confiance sage : elle évalue la probabilité de trahison, tout en reconnaissant que nous sommes des créatures fragiles capables de trahison dans nos moments les plus faibles, délicats et périlleux. En réalité, il est possible que l’un de nous puisse trahir un être cher. La confiance aveugle (point 1) nie cette caractéristique plus sombre de la nature humaine. La méfiance (point 2) l’exagère. La confiance sage est une évaluation que la probabilité de trahison est possible, mais faible.

Jeux et trahison, un peu de s(t)imulation

On ne le répètera sans doute jamais assez, nous, êtres humains, enfants, adultes, jouons pour apprendre. Tout jeu est simulation. Tout jeu est apprentissage. Tout jeu est entraînement. C’est peut-être, au fond, ce qui explique notre goût et obsession immodérés pour les jeux de trahison. Les Nemesis, Dead of Winter, The Resistance, Le Dilemme du Roi (qui vient tout juste d’être nommé pour l’As d’Or 2021), Loups-Garous nous permettent de faire l’apprentissage de la trahison.

Ces jeux nous entraînent et nous permettent de développer nos capacités à la repérer, quand nous faisons partie de la majorité non informée, ou, délice, d’incarner parfois le félon. La possibilité de trahir les autres devient alors un plaisir interdit. On se permet, en jeu, ce que l’on ne se permet pas dans la vraie vie. Ou plutôt, ce que ce que l’on ne devrait pas se permettre, si l’on veut construire des relactions et une société fiables et stables. Jouer, c’est tenter. C’est se tenter. Comme les jeux qui jouent avec la peur, comme le tout récent Paris 1889 par exemple, on joue, avec la peur, avec la trahison, pour faire l’apprentissage des autres et de soi-même. Le jeu, comme catharsis.

Et vous, quels sont vos jeux préférés avec un traître ? Est-ce que vous aimez en incarner un (en jeu) ?

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One Comment

  • Spawnie33

    Je crois que je vais finalement opter pour Tric Trac plutôt que Gus and co pour avoir des articles jeux de qualité. Oups pardon : c’était juste un exemple de trahison.
    Sur le concept, j’aime beaucoup l’idée de trahison inversée, c’est à dire la quasi obligation d’alliance avec « Rising Sun » qui peut ensuite déboucher à la trahison.
    Mais mon préféré dans ce domaine reste « Les chevaliers de la Table Ronde ». J’ai des souvenirs de parties où on ne jouait plus mais on ne faisait que débattre et s’engueuler sans être même sûr qu’il y ait un félon. Ça c’est du role play !

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