Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Subir Skyjo

🃏 Skyjo : phénomène ludique ou miroir social ? Sociologie d’un jeu qui révèle nos désirs et notre rapport au hasard.


Skyjo

Douze cartes, un tableau, et soudain, toute la table est en effervescence – bienvenue dans l’univers addictif de Skyjo. Que se cache-t-il sous ce hit populaire ? Analyse du phénomène d’un jeu « à gratter ».

Qui ne l’aura pas vu cet été sorti sur une table ou une serviette de plage ?

En tête des ventes sur Amazon, carton des boutiques de jeux, incontournable de la grande distribution, adoré des critiques et boudé des joueurs « experts », Skyjo est bien parti pour finir, à l’instar du Uno et du Scrabble, dans tous les placards des chaumières de France et de Navarre. Bon sang, mais que se passe-t-il avec ce jeu ?

Bien que le titre de cet article évoque le sentiment non feint de son rédacteur, la question n’est pas de savoir si l’on aime ou non Skyjo – la réponse importe peu – ni de savoir s’il s’agit ou non d’un « bon » jeu. Skyjo crée des moments joyeux autour de la table et, quelles que soient ses qualités intrinsèques, rien ne pourra lui retirer le plaisir qu’il génère… même si c’est aussi ce que l’on dit de la bataille corse et de la pizza.

En réalité, ce qui va nous intéresser ici, c’est de comprendre ce qui se joue avec ce curieux phénomène conçu par Alexander Bernhardt, édité chez Magilano et distribué en France par Blackrock Games. À l’instar, dans un autre champ culturel, de Bienvenue chez les Ch’tis (très bien analysé par le critique Jean-Baptiste Thoret), Skyjo est un succès populaire qui répond à un besoin de son époque et nous en donne des clés de lecture. Bienvenue dans la Skyjologie.

« Anticipez et soyez audacieux…! Skyjo est un jeu de cartes simple, subtil et terriblement addictif » (éléments de langage officiels)

Recette pour un blockbuster

Il est toujours plus facile d’expliquer les raisons d’un succès a posteriori. En réalité, c’est une alchimie complexe qui fait la popularité d’un jeu, mêlant les conditions de sa genèse, la force de son marketing, la prise du bouche-à-oreille, sa résonance avec l’air du temps, son thème ou, évidemment, sa qualité mécanique. Chaque « hit » mériterait ainsi une enquête sociologique, historique et économique approfondie – hors de portée de cet article. Nous pouvons néanmoins, à partir des caractéristiques observables du jeu, décrypter certains des ingrédients qui en facilitent la prise avec le public, comme une « affordance au succès ». Objectivement, Skyjo est donc :

Facile à mettre en place. Chaque joueur reçoit douze cartes pour composer devant lui un tableau de 3 par 4 cartes face cachée, puis en retourne deux au choix. Difficile de faire plus simple. Chacun possède ainsi son terrain, son champ à cultiver, espérant pouvoir en tirer un meilleur parti que les autres. Cet individualisme intrinsèque, cela ne surprendra personne, s’accorde à merveille à celui de son époque. Le pot commun de la pioche fonctionne ainsi comme un espace collectif symbolique (la planète, la vie en société) où nous venons projeter nos espoirs – passifs – d’une amélioration de notre condition personnelle d’existence.

Conçu pour une jauge très souple. Skyjo est jouable de 2 à 8 (vous l’avez certainement vu testé à plus), mais surtout les joueurs peuvent se rajouter inopinément jusqu’au dernier moment. Ce facteur ajoute à la spontanéité et à l’ouverture sociale. Le jeu s’inscrit à rebours d’une certaine rigidité logistique que l’on peut parfois rencontrer dans le monde du jeu de société – la limite physique du nombre de participants à l’amusement. Skyjo s’affranchit de cette contrainte. La raison : son game design reste très peu affecté par cette variable.

HoodDocumentary (série TV, 2016) – Un « tableau » individuel Skyjo

Facile à expliquer et à comprendre. Pas de fausse promesse là-dessus : les règles sont simples. Piocher une carte puis l’échanger avec une de son tableau ou la défausser. C’est tout. Si cette simplicité (ou « manque d’agentivité » diront les mauvaises langues) est ce que l’on peut reprocher au jeu, c’est aussi là toute sa force – il n’y a pas à réfléchir. L’essentiel des productions culturelles, jetant l’éponge de leur potentielle fonction subversive, relève du « no brainer », du remplissage indolore et confortable, caractéristique parfois consubstantielle du top des ventes. En réalité, et cette démarche d’analyse s’en veut la preuve, il n’existe pas de tels objets « creux ». C’est toujours notre esprit critique que nous laissons sous anesthésie, pour une raison ou pour une autre. La profondeur existe toujours dans l’œil du regardeur – à nous d’en maintenir la braise.

Là même où tu te trouves, sonde !
La source est au fond !
Laisse donc brailler les sombres oiseaux :
« Toujours au fond se trouve – l’enfer ! »
(Nietzsche, Le Gai savoir)

Rapide à jouer. Vous le savez, les « gros jeux » font peur aux non-experts (certains moins que d’autres, vu le succès de mastodontes comme Terraforming Mars). Annoncer plus d’une heure de partie et se lancer dans vingt minutes d’explication de règles décourage une grande majorité de joueurs (et de non-joueurs !). Les jeux rapides (moins de 30 minutes) remportent toujours l’adhésion la plus large, dans une majorité de situations. Avec des parties moyennes de 15 minutes, Skyjo coche naturellement cette case. Qui a encore le temps de jouer ? Le monde occidental d’aujourd’hui est un monde pressé : il faut aller vite, faire vite, jouir vite, et la durée n’est plus célébrée que par des résistants – les films d’Apichatpong Weerasethakul, les performances de Marina Abramović, les pièces de Wajdi Mouawad… ou les jeux d’Intrafin Games.

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Apichatpong Weerasethakul, 2010)

Abstrait et sans ambiguïté visuelle. Malgré un renouveau constant et un « déguisement » thématique aujourd’hui très fort, les jeux abstraits ont moins le vent en poupe que dans les années 80 et 90 (voir l’Évolution du jeu de société en France de 1950 à 2000). Leur grande force est pourtant leur intemporalité, à l’instar du jeu de cartes traditionnel, du Go ou encore des dominos. Skyjo s’inscrit dans cette tradition : il n’est composé que de cartes portant l’information d’un nombre. Les couleurs n’ont aucune incidence sur le jeu sinon d’en faciliter la lecture en redoublant l’information. Ce design épuré fait l’économie de toute fiction et, aussi clivant soit-il, ajoute à la facilité de prise en main : aucun temps n’est « perdu » dans la lecture et la découverte du matériel. Cette formule nous questionne sur la prégnance de la thématisation dans le jeu de société moderne. Pourrions-nous imaginer que l’habillage narratif des jeux passe de mode ? Que dans vingt, trente ans ou cinquante ans les jeux reviennent à leur formule « primitive » abstraite ? Une chose est sûre : ils n’en perdraient rien de leur force évocatrice. Skyjo pourrait être un jeu pythagoricien, fasciné par les nombres et leur symbolique. Rien ne l’empêcherait non plus d’être détourné à des fins de divination…

Pratique. Avec son nom facile à retenir et sa petite boîte qui s’emporte partout (vendue autour de 16€), Skyjo s’assure là encore qu’il n’y ait aucun frein à son acquisition et à sa circulation. Les éditeurs oublient parfois l’importance de la vie quotidienne des jeux une fois acquis. Le rangement et le transport sont autant de facteurs facilitant ou bloquant la vie d’un jeu. Une grosse boîte reste à la maison et circule peu, là où un petit jeu s’emporte partout et a d’autant plus de chance de voyager, d’être montré et de bénéficier d’un solide bouche-à-oreille.

Une « bonne carte » à Skyjo – Hard Heigh (Paul Thomas Anderson, 1996)

Un jeu de hasard. C’est un truisme bien connu des game designers : l’aléatoire a toujours plus de succès auprès du grand public (le hasard est un grand égalisateur des chances de réussite), tandis qu’à l’inverse les jeux experts vont avoir tendance à le minimiser pour privilégier la compétence des joueurs. N’en déplaise à son descriptif officiel qui n’ose pas l’assumer comme tel, Skyjo est bien un jeu de pur hasard. La minime interaction avec le voisin de gauche, via la carte que l’on défausse (et que celui-ci peut récupérer au lieu de piocher), ne suffit pas pour en faire un quelconque espace « stratégique ». Dans Skyjo, la compétence n’existe pas. Le message est clair : pour réussir, seule suffit la chance. Suivez votre instinct !

Une mécanique éprouvée historiquement. Il est intéressant de retrouver une filiation du jeu dans le « Golf » : un jeu de carte traditionnel, dans lequel chaque joueur a un tableau de quatre cartes devant lui et doit obtenir le moins de points en fin de partie. Skyjo vient donc bien de quelque part et c’est tant mieux. Le game design est un art mutant – il absorbe et transforme en permanence ce qui l’a précédé, en y ajoutant sporadiquement des mutations spontanées qui ouvrent de nouveaux embranchements génétiques. L’important ici est de comprendre que la mécanique de base a déjà fait ses preuves : c’est une donnée pertinente pour jauger la robustesse d’un système et sa popularité, à l’instar du jeu de pli.

Ainsi, comme les films et autres productions culturelles, les blockbusters du « jeu de poche » ont leur recette – souvent éprouvée par le marché –, même si son application à la lettre ne prévient aucunement d’un échec potentiel. Un éditeur se lançant dans la conception d’un jeu aux mêmes caractéristiques que Skyjo pondrait-il un autre succès ? C’est possible. Peu ou prou, ce sont là des éléments que l’on retrouve dans Le 6 qui prend – un autre jeu à succès. En son temps, Jungle Speed en faisait également la démonstration (en remplaçant le hasard par les réflexes). La question qui reste est : le public se lassera-t-il des mêmes recettes ? Pas sûr…

Jeux à gratter – The Addiction (Abel Ferrara, 1995)

Vous avez dit addiction ?

« On vous a dit déjà que vous risquiez de devenir accroc… ? (sur le site du distributeur)

« Addictif » est l’élément de langage le plus usité par le marketing de Skyjo. Le mot, nous dira-t-on, est à prendre dans son sens figuré : personne ne se réveille la nuit pour jouer à Skyjo, ni n’a besoin d’une cure de désintoxication. C’est toutefois bien ce vocabulaire qui nous met sur la piste de la véritable clé de lecture du jeu – les jeux à gratter.

Au fond, Skyjo rentre sous la peau de ses aficionados parce qu’il procure la même sensation qu’un Banco ou un Millionnaire – éprouver sa chance devant les autres. La mécanique même du jeu converge vers cette sensation : qu’il s’agisse de piocher une carte ou d’en retourner une de son tableau, chacun espère y trouver une valeur basse (–2, –1 ou 0) ou une carte qui lui permette d’éliminer une colonne (si trois cartes d’une colonne sont identiques, elles sont automatiquement défaussées). À chaque action de jeu, notre esprit est ainsi conditionné, quasiment de façon pavlovienne. Je retourne une carte – Vais-je avoir de la chance ? Et si je n’en ai pas eu, ce n’est pas grave : peut-être en aurais-je à la prochaine carte. Jouez vite, car je suis impatient de gratter à nouveau ! Pas de millions à gagner à la fin sinon le sentiment grisant « d’avoir eu de la chance ».

La chance est une mystique universelle. Certains ont une chance de cocu, d’autres ont la poisse d’un roturier. Mais la chance tourne. Y a-t-il un destin ? Une bonne étoile ? Le monde est-il avec moi ? La qualité de ma vie est-elle toute entière due à la chance ou à ma volonté ? Autant de questions qui traversent tous les esprits. Tout le monde aimerait avoir de la chance – et tout le monde envie ceux qui en ont. On se moque des malchanceux, on jalouse les chanceux : la dynamique sociale de Skyjo fonctionne à merveille, portée par cette légèreté a priori sans conséquence propre aux jeux de société. Chaque action d’un joueur entraîne la réaction de ses partenaires : le commentaire est immédiat (admiration, jalousie, moquerie). Quelle que soit son issue, votre action est reconnue, considérée – une richesse dans un monde où règne le fléau de l’indifférence.

The Truman Show (Peter Weir, 1998)

Skyjo, à l’instar des purs jeux de dés comme le Yam’s, réveille ce territoire inconscient du désir de différence (pour soi et vis-à-vis des autres) et en fait le cœur de son système. Les joueuses et joueurs sont pris dans une sorte d’étau mental auquel il est difficile de résister (« et si cette fois j’avais de la veine et que l’on me voyait comme quelqu’un de chanceux ? »). Malgré une différence dans les cartes initiales entièrement liée à la chance – ce qui est l’exact reflet de nos conditions de naissance – Skyjo, à l’instar des jeux à gratter et du loto, entretient le topos du court-circuit : tout est possible, peu importe votre condition de départ. Nous revoilà hantés par le fétiche du discours libéral, si séduisant : tout le monde a sa chance.

Ainsi, Skyjo répond à un ensemble de besoins humains sur le plan inconscient, presque subliminal, et reflète particulièrement bien certaines dynamiques du corps social. Mais le jeu ne prend pas parti – bien que l’on puisse associer son existence même à une prise de position, par reproduction et validation. En réalité, Skyjo nous donne ce que nous réclamons : de l’espoir et de la considération. Reste à nous de décider si nous voulons passer le reste de notre vie à Seahaven*… ou en sortir.

*ville imaginaire où se situe l’action du film The Truman Show

Pour vous, Skyjo est avant tout :

Rejoignez notre chaîne WhatsApp


Gus&Co : 100% Indépendant, 0% Publicité

Vous avez aimé cet article ? Depuis 2007, nous faisons le choix difficile de refuser la publicité intrusive pour vous offrir une lecture confortable. Mais l'indépendance a un prix (hébergement, temps, achat de jeux).

Pour que cette aventure continue, vous avez deux moyens de nous soutenir :

Le soutien direct : Rejoignez nos mécènes sur Tipeee pour le prix d'un café par mois.

☕ Soutenir Gus&Co sur Tipeee
Votre réaction sur l'article ?
+1
29
+1
6
+1
1
+1
0
+1
0
+1
7

9 Comments

    • Twibby

      Alors en vérité ils sont sortis en même temps. Et ce jeu ajoute au moins une 2e dimension avec les couleurs + le fait de pouvoir éliminer en ligne ou diagonale
      Je n’en suis pas un grand fan, mais on ne peut pas dire que ca soit juste un pauvre plagiat^^

  • erdnaxeli

    Je ne suis pas très fan du skyjo, mais c’était intéressant.

    Je rajouterais cependant un point sur le skyjo : il n’y a aucune interaction entre les joueurs. Vous le dîtes, c’est du pur hasard. Ça se rapproche d’un jeu à gratter auquel on joue tout seul. À l’inverse, le 6 qui prend auquel vous le comparez implique des interactions entre les joueurs. On est motivés à essayer de deviner ce que vont jouer les autres joueurs, et ça impact notre partie. Alors que dans le skyjo, on peut très bien faire toute la partie sans jamais regarder ce que font les autres joueurs.

    Je ne sais pas ce que ça dit sur notre époque, sur ce jeu ou les gens qui l’aiment, mais en tout cas c’est la raison principale pour laquelle je ne l’aime pas (alors que j’aime le 6 qui prend).

  • Yannick

    Ce que la plupart des gens recherche dans un jeu, c’est quelque chose pour passer un moment agréable et fun ensemble. Et c’est que Skyjo propose.

    Je pense faire des joueurs « experts » qui aiment bien Skyjo aussi. Certes, le jeux n’a rien de tactique, cela dit c’est un bon moyen de briser la glace, de faire connaissance avec les autres joueurs. Et si vous êtes chaud rien ne vous empêche de sortir un Puerto Rico ou un Ark Nova derrière.

    Au niveau associatif, sur un festival ou une animation, c’est un excellent jeu pour amener de nouveaux joueurs vers le jeux de société moderne. On y va progressivement, Skyjo ou un 6 Qui Prend pour commencer, et ensuite on trouve des jeux un peu plus compliqués et tactiques.

    Après c’est comme les choux de Bruxelle, on aime ou pas.

  • Lippe

    He ben moi j’adore ! Et aussi les gros jeux!
    Pourquoi j’aime y jouer ? Tout simplement parce que mes enfants de 6 et 8 ans y jouent avec moi. Ils peuvent exercer leurs compétences à faire des choix, à gérer leur frustration lors de tirage de carte et lors de défaite, à faire des addictions et soustractions en fin de manche. Et surtout ils y prennent du plaisir.
    Bon, ils jouent aussi à My Little Scythe, Creature Conforts et Keep the Boss Out.

  • ludodingo

    Bonjour,
    Merci pour la citation de la conférence de Jean Baptiste Thoret et de la référence à Weerasethakul.
    Hors je pense que Weerasethakul est un mauvais exemple. Je m’explique : ces films n’excède pas une durée de deux heures.(le seul qui excède cette durée est avec une star holywoodienne(memoria avec Tilda Swinton). Ils ne sont donc pas si long. Je pense que des cinéastes comme Nury Beige Ceylan ou Wang bing font des films plus long et plus ennuyeux (ce qui reste largement discutable comme notion, car on est responsable de son ennuie.) , mais qui apporte beaucoup.
    De plus je me suis toujours dit que si Weerasethakul fessait des animés, il serait considérer comme l’égal de Miyazaki (quelle différence y a t-il entre oncle boomee,cementery of splendor et le voyage de chihiro ou le château ambulant que personnellement je trouve bien plus ennuyeux que n’importe quel Weerasethakul. Pour Wadji Mouawad, je trouve que c’est un mauvais exemple aussi, car même si ces pièces sont très longues (6 heures pour la dernière je crois) elle sont écrites comme des série télé et il est quasi impossible de quitter la salle après le début du spectacle tellement il y a de suspens. Des pièces de Marie José Malisse peuvent être beaucoup plus ennuyeuses. Ce que je veux dire ce n’est pas la durée qui fait l’ennuie.
    En tous cas merci de faire le lien entre jeu, cinéma et thèatre.

À vous de jouer ! Participez à la discussion

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Gus & Co

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture