Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Mondialisation. Le jeu de société, chahuté

La mondialisation à prix cassé, c’est fini. Ou comment l’industrie du jeu de société va devoir se réinventer.


La mondialisation, c’est tellement 2020

On pensait la crise économique mondiale finie en 2022. La pandémie et la guerre en Ukraine forcent les entreprises à repenser complètement leur chaîne d’approvisionnement. La mondialisation est bousculée. Multiplier les fournisseurs et produire là où les biens sont consommés entraînera une conséquence : des prix plus élevés.

L’année 2021 et la mondialisation ont connu des crises multiples. Fermetures des ports, manque de containers, pénurie de semi-conducteurs, de main d’œuvre, de camionneurs, une augmentation-explosion des prix du fret. La liste est longue, sérieuse. Avec l’invasion de l’Ukraine fin février, plus d’un mois plus tard, la guerre rajoute une pression supplémentaire sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. La mondialisation est bousculée. Aujourd’hui elle s’embourbe.

L’invasion en Ukraine mettra « un terme à la mondialisation telle que nous l’avons connue au cours des dernières décennies« . C’est Larry Fink lui-même qui le dit. Le très sérieux PDG de BlackRock. À ne pas confondre avec Blackrock Games, l’éditeur de jeux. BlackRock est une firme new-yorkaise spécialisée dans la gestion d’actifs. C’est la fin d’une époque. Pour le patron de BlackRock, l’invasion russe en Ukraine marque la fin de la mondialisation. Pourquoi ? Car elle pousse les entreprises à réorienter leurs chaînes d’approvisionnement pour un « retrait plus rapide de certains pays ». Une reconfiguration déjà amorcée avec la pandémie de Covid-19.

Certains éditeurs de jeux de société ont dû effectuer un « pivot », comme on dit dans le monde du business. Rebondir, faire preuve de résilience. Pour finalement changer de lieu de production et la rapatrier en Europe. Des jeux peut-être plus chers à produire, certes. Mais des jeux produits plus près et donc moins chers à transporter.

L’une des conséquences pourrait être une renaissance d’une production et d’une politique industrielle occidentale. Alors que la crise du Covid-19 a révélé les limites d’une économie globale dépendante des échanges internationaux, la guerre en Ukraine creuse ses faiblesses. Une occasion pour repenser la mondialisation ?

2022 à la rescousse. À peu près

Toutes ces crises qui ont bousculé l’économie mondiale en 2021 ne sont pas résorbées, loin de là. On pensait fin 2021 que 2022 verrait la situation s’améliorer. Puis bim. L’invasion en Ukraine en a remis une couche. Une sacrée, méchante couche.

La pénurie de semi-conducteurs n’est même pas résolue qu’un autre pan de la chaîne de production s’est bloqué depuis l’invasion russe en Ukraine. C’est en effet dans ce pays qu’est produite d’autres composants nécessaires pour l’industrie. Automobile, par exemple, déjà impactée par la pandémie.

Les transformations de la mondialisation seront d’autant plus importantes que l’une des conditions d’une chaîne logistique étalée dans le monde est également agitée. Les coûts de transport ont flambé et n’ont pas encore diminué. La hausse des prix de l’énergie n’aidera pas.

Le pétrole, ça se mange ?

Oui. Le pétrole se mange. La flambée des prix du brut fait grimper le coût de presque tout le reste. Parce que nous mangeons, presque littéralement, du pétrole.

Le prix du pétrole a monté en flèche ces dernières semaines en réponse avec la crainte que la guerre en Ukraine ne réduise considérablement l’offre.

Le prix du pétrole, le cours du Brent, a atteint un sommet de 13 ans à 139 $ le 8 mars 2022. Il a baissé depuis, mais se négocie toujours au-dessus de la barre, symbolique, des 110 $. C’est plus de 60 % plus élevé qu’à la mi-décembre, avant que les craintes d’une invasion russe ne commencent à monter.

Cela a fait grimper le coût de l’essence, qui dépasse les 2 euros / CHF le litre. Mais on comprend moins bien comment la hausse des prix de l’énergie se répercute sur les prix que nous payons pour les jeux, les jouets, l’électronique, la nourriture et presque tout le reste, en réalité.

L’énergie devient l’une des principales causes de l’inflation. Les prix du pétrole affectent les prix des autres biens et services de plusieurs manières significatives.

La plus évidente est que le pétrole alimente la grande majorité des voitures, avions et autres qui transportent des trucs, des bidules. Nos trucs et bidules. Dont nos jeux de société.

Le plastique, c’est fantastique

Ces augmentations du prix du pétrole a donc un impact sur les coûts de transport. Que les entreprises doivent à un moment prendre en compte. Ils peuvent décider d’absorber le coût, si leur trésorerie le leur permet. Mais la plupart finissent par le répercuter sur quelque chose, sur quelqu’un. Ce quelqu’un, c’est nous.

Mais le pétrole est également un ingrédient clé dans la plupart des produits que nous achetons. À la fois dans le cello qui emballe nos jeux, ou les figurines en plastique, en pétrole, qui les compose.

Les produits pétrochimiques dérivés du pétrole sont par exemple utilisés pour fabriquer des vêtements. La quantité de polyester à base de pétrole dans les vêtements a doublé depuis 2000. Plus de la moitié de toutes les fibres produites dans le monde sont désormais fabriquées à partir de pétrole, nécessitant plus de 1 % de tout le pétrole consommé.

Mais pas. L’industrie cosmétique est fortement dépendante du pétrole puisque des articles tels que la crème pour les mains, le shampoing et la plupart des produits de maquillage sont fabriqués à partir de produits pétrochimiques. Et comme beaucoup de produits, toutes ces crèmes sont ensuite mises dans des contenants en plastique à usage unique fabriqués à partir de pétrole.

L’industrie alimentaire est particulièrement sensible au prix de l’énergie, plus que tout autre secteur, car le pétrole est un élément clé de sa chaîne d’approvisionnement à chaque étape du processus. Depuis la plantation et la récolte jusqu’à la transformation et l’emballage.

Fait intéressant, la plus grande utilisation du pétrole dans l’agriculture industrielle n’est pas le transport ou l’alimentation des machines, mais plutôt l’utilisation d’engrais. De grandes quantités de pétrole et de gaz naturel entrent dans les engrais et les pesticides utilisés pour produire les céréales, les légumes et les fruits.

De même, la grande majorité des jeux et jouets produits aujourd’hui sont en plastique. Ouvrez cinq ou dix de vos boîtes de jeux de plateau, et observez-en bien le contenu. Des figurines, des ziplock, des dés ? Combien sont en réalité produits, dérivés du pétrole ?

Nearshoring. La solution ?

La mondialisation, c’est tellement 2020, donc. Aujourd’hui, pour continuer d’exister, avec toutes interruptions de fabrication, ces pénuries et ces augmentations de coût, il faut se réinventer. Toutes les industries de production du primaire et secondaire, comme la fabrication des jeux de société, va devoir chercher de nouvelles solutions. Ailleurs, autrement. Le « business as usual », le modèle de mondialisation comme pratiquée entre les années 2000 et 2020 a fait son temps. Chahuté, il est temps de trouver d’autres solutions.

La priorité n’est plus de trouver le fournisseur le plus compétitif, mais le plus fiable. En 2022, on commence de moins en moins à parler de « chaîne » d’approvisionnement, mais de plus en plus de « toile » d’approvisionnement. Les entreprises ne se limitent plus d’un fournisseur. Mais de plusieurs pour parer à toutes les éventualités.

Beaucoup songent aussi à rapatrier la production. C’est ce qu’on appelle désormais le « nearshoring« . Par opposition à l’offshoring, le nearshoring est le fait de délocaliser une activité économique, comme la fabrication d’un jeu de société, mais dans une autre région du même pays ou dans un pays proche. Ailleurs en Europe, par un exemple. La main d’œuvre y est peut-être plus coûteuse, mais le coût du transport est réduit. Est-ce que l’un réussit à sauver l’autre ? Est-ce que l’industrie du jeu de société peut continuer à proposer des jeux à prix… acceptables… payables ?

La guerre en Ukraine bouscule la mondialisation

C’est la fin d’une époque. Pour le patron du géant de la gestion d’actifs BlackRock cité plus haut, l’invasion russe en Ukraine marque la fin de la mondialisation car elle pousse les entreprises à réorienter leurs chaînes d’approvisionnement pour un « retrait plus rapide de certains pays ». Une reconfiguration déjà amorcée avec la pandémie de Covid-19.

C’est dans un contexte mondial particulièrement tendu que Larry Fink, le patron de Blackrock, fondateur de la plus grande société de gestion, a écrit sa lettre annuelle aux actionnaires. Il considère que la guerre en Ukraine a « mis fin à la mondialisation que nous avons connue au cours des trois dernières décennies ». « L’agression de la Russie en Ukraine et son découplage ultérieur de l’économie mondiale vont inciter les entreprises et les gouvernements entiers à réévaluer leurs dépendances et à réanalyser leurs empreintes de fabrication et d’assemblage, ce que le Covid avait déjà beaucoup incité à faire« , écrit le dirigeant. 

Le Covid-19 a en effet été une des plus grosses failles révélant au monde entier l’extrême vulnérabilité de notre système mondialisé, provoquant des tensions d’approvisionnement. La guerre en Ukraine en est une nouvelle. En quelques semaines, la Russie a été mise à distance, à ban d’un système international dans lequel elle était bien installée.

Les pays occidentaux ont appliqué des sanctions pour se couper progressivement des liens commerciaux et financiers avec la Russie. Gel et saisie des avoirs des oligarques russes, blocage partiel du système de paiement international Swift, expulsion de diplomates, embargo envisagé sur le pétrole et le charbon russes. Pour le gaz, en revanche, ce n’est pas pour tout de suite. On en a trop besoin…

En réaction à la guerre, et sous la pression publique, plusieurs entreprises occidentales présentes au niveau international, Apple, H&M, Macdonald, IKEA, ont même fermé leurs succursales en Russie. Cette « guerre économique » tranche avec le concept-même de mondialisation.

Écologie, mondialisation et inflation sont dans le même bateau

Rajoutez à cela un facteur de pression, important. La clientèle, joueuses, joueurs, témoignent de plus en plus d’une prise de conscience écologique. La communauté se tourne de plus en plus vers des jeux à l’EcoScore vertueux. Pareil pour les éditeurs. Même les éditeurs marquent un intérêt grandissant. Hasbro l’a annoncé récemment. Les éditeurs de jeux de société francophones ont fait pareil. C’est d’ailleurs l’une des grandes tendances constatées du salon du jeu à Cannes en février.

👉 À lire également : L’écoconception des jeux et des jouets, une impatience publique.

En conclusion, toute cette crise, mondiale, on assiste plus à une remise en cause de l’hypermondialisation que d’un réel mouvement de démondialisation. Certains surnomment même cette tendance, la « slowbalisation ». Une mondialisation, ralentie, raisonnable, rapprochée. Le monde d’avant 2020 a changé, en profondeur. Ce qu’on pensait comme acquis, normalisé, n’est plus.

Avec plusieurs milliers de titres qui sortent chaque année, peut-être que, à terme, ce nombre de sorties va aller en diminuant.

Conséquence de ces transformations ? La fin des prix bas pour beaucoup de produits. Jeux de société y compris. Les jeux ont augmenté en 2021. La preuve ici, chez Asmodee. Ces dernières décennies, la mondialisation a joué un rôle fondamental pour maintenir l’inflation à un niveau bas. Entre pandémie et invasion de l’Ukraine, les chaînes de production sont bousculées. Les entreprises rapatrient leur production, les coûts de transport continuent à augmenter.

Mais au fond, est-ce un mal ? On sera donc peut-être forcé de consommer moins. Mais mieux. Pour jouer plus, et plus souvent aux jeux achetés. Ou passer plus souvent en ludothèque, ou échanger, ou acheter plus en occasion.


Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste. Et comme joueur, surtout. Ses quatre passions : les jeux narratifs, sa ménagerie et les maths.


Et vous, comment est-ce que cette mondialisation bousculée et son impact sur l’industrie du jeu de société vous fait réagir ?

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2 Comments

  • Alex

    Comme vous le dîtes en fin d’article, moins de jeux.
    2 petits projets KS soutenus en 18 mois, à moins de 40€, contre 25+ par an auparavant… moins d’achats juste parce que la voîte est jolie ou le buzz est bon… du coup on sort plus souvent nos ancien KS ou très bons jeux depuis les confinements…et on y découvre parfois une profondeur pas toujours perçue après 5-6 parties à l’époque 🤗

    2022+ : Less is more

  • Franck19

    Article très intéressant. Cela montre que les lignes bougent et que la frénésie de la consommation prend un autre virage. Consommé moins mais mieux, réparé et non jeté. Et dans le jeu c’est pareil.
    Je consomme toujours du jeu de société mais moins.
    Aux éditeurs aussi de faire de même.

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