Analyses & psychologie du jeu,  Jeux de plateau

Est-ce que j’aime ce jeu ? Comment la science explique nos goûts

Comment expliquer nos goûts, nos affinités pour un jeu, un film, une série, un livre, une œuvre d’art ?


C’est mardi que les 9 membres du jury de l’As d’Or a rendu sa liste des 12 meilleurs jeux de société de l’année. Dans quelques jours, jeudi 25 février, on connaîtra les trois titres primés. Et comme à chaque remise de prix, de nominations, on ne peut s’empêcher de discuter, de critiquer ou de féliciter ces choix. Mais au fond, comment expliquer ces choix ? Comment est-ce que ce jury de 9 personnes est capable de choisir parmi plusieurs centaines (milliers ?) de références pour en sélectionner au final 12, puis 3 ?

Je ne sais pas si c’est aussi le cas pour vous, mais chaque fois que je découvre un nouveau jeu de plateau, une chanson, une nouvelle série, une nouvelle bédé ou un nouveau film, je me demande à chaque fois : est-ce que j’aime ce que je suis en train de découvrir ? Qu’est-ce qui détermine nos goûts, nos affinités ? Est-ce uniquement une question d’esthétique ?

D’un point de vue évolutif, notre cerveau est conçu pour déterminer ce que nous aimons ou n’aimons pas. Imaginez faire un bond dans le passé. Loin dans le passé. Quand nous étions les premiers hominidés en quête de nourriture dans les bois. Et là, paf, nous tombons sur un fruit jamais vu ou goûté auparavant. Vous décidez de goûter et vous vous demandez alors : est-ce que j’aime ça ? Votre décision de manger plus ou de recracher le fruit peut avoir une impact direct votre survie. Ce nouveau fruit peut vous nourrir (vivre !), ou causer des maladies (mourir !). D’un point de vue évolutif et primal, cette propension que nous avons de juger si nous aimons, ou pas, nous a permis d’être là où nous sommes aujourd’hui, plusieurs millions, milliers d’années plus tard.

Aimer ou ne pas aimer un jeu, une œuvre ou quoi que ce soit provient d’une réponse émotionnelle que nous pratiquons chaque jour. Comme décider ce que nous allons manger, où et avec qui (bien que début 2021, avec la pandémie, les choix sont plutôt… limités. Ces choix engagent une foultitude de processus psychologiques qui sont au cœur de la façon dont nous prenons des décisions.

Nous considérons parfois ces jugements comme spontanés et intuitifs, c’est-à-dire comme des «décisions des tripes», le gut feeling comme disent les anglo-saxons. 

Comprendre l’intuition

Mais au fond, commençons par-là, qu’est-ce que l’intuition ? Elle est une forme d’intelligence inconsciente, aussi nécessaire que l’intelligence consciente. La plupart des comportements humains se produisent de manière automatique, sans réfléchir, souvent guidés par les habitudes plutôt que par une délibération consciente. Même pour les problèmes les plus complexes, l’intuition motive les décisions.

Chaque fois que nous jouons à un jeu de société, mais ça marche aussi pour et dans la vraie vie pour toutes les autres activités, nous sommes happés par des intuitions qui semblent apporter des réponses aux questions que nous nous posons, que faire, quand et pourquoi.

Bien qu’on nous a toujours appris que nous devions «faire confiance à nos tripes», ce n’est peut pas être aussi simple. Il y a peut-être des moments où l’intuition nous guide avec précision (cool !), et d’autres fois où elle nous induit en erreur (pas cool !). Quels sont les processus qui nous délivrent ces « sentiments intestinaux » ? Car oui, en apparence, ils apparaissent simples et bruts, alors qu’en réalité, ils sont plutôt complexes et… sophistiqués.

Il faut reconnaître que nous analysons notre environnement de manière constante. Nous essayons de détecter des situations familières. Cette carte-ci, je l’ai déjà vue quelque part. Cette action, cette tactique, cette stratégie, je l’ai déjà jouée une autre fois, dans le même jeu ou dans un autre. La reconnaissance a déclenché une analyse rapide, sans qu’on le sache, et les résultats nous ont alors été livrés de manière fulgurante. 

L’intuition vient de schémas que nous avons identifiés dans nos expériences, de nos parties passées. Dès nos toutes, toutes premières parties de jeux de société (et dès notre naissance, enfance aussi), nous recherchons des modèles dans notre environnement. Nous voyons 2 + 2 appariés de manière cohérente avec le nombre 4. Nous remarquons que les animaux tachetés à long cou sont appelés… girafes. Mais également, surtout, qu’une certaine carte à drafter, à jouer, n’est peut-être pas une bonne idée, parce que trop chère, trop complexe à poser.

Ces modèles, une fois identifiés, sont stockés dans notre mémoire à long terme. Se créent alors dans notre tête, dans notre mémoire des sortes de… fichiers Excel. Dans les colonnes de gauche, les ensembles d’indices associés que nous remarquons dans des situations similaires. Et dans les colonnes de droite, nous hébergeons alors tous les différents éléments d’information. Les attentes, les indices pertinents, les objectifs plausibles, les actions typiques. Tout ce que nous avons appris à associer à ces modèles.

Ces intuitions s’appliquent aussi pour nos goûts. Nous préférons certaines choses, comme le goût des sucreries ou la symétrie des visages. Pourtant, la prépondérance de nos décisions esthétiques est basée sur nos expériences passées et des connaissances antérieures. Autrement dit, la plupart des choses que nous aimons, aliments, boissons, vêtements, musique, films et jeux sont des goûts acquis.

La neuroquoi ?

La façon dont le cerveau traite le fait d’aimer, ou pas, d’exercer un jugements constitue la jeune science appelée neuroesthétique, ou neuro-esthétique. En réalité, elle est une sous-discipline de l’esthétique empirique. L’esthétique est une discipline ayant pour objet les perceptions, les sens, le beau, dans la nature, l’art et les jeux, L’esthétique correspond ainsi à la « science du beau » ou à la « critique du goût ». La neuroesthétique vise à l’étude des perceptions esthétiques par une approche scientifique. La neuroesthétique utilise notamment les techniques issues des neurosciences pour expérimenter et expliquer les expériences esthétiques au niveau neurologique.

Clarifions une chose : il n’y a pas de centre «esthétique» ou «artistique» dans le cerveau. Lorsque nous rencontrons quelque chose qui nous procure du plaisir, comme un jeu, une série ou une bédé, ou même manger des chocolats (suisses), se produit alors des processus neurologiques spécifiques. Nous recrutons un ensemble de processus cérébraux liés à la recherche de plaisir, en lien avec le système de récompense de la dopamine. C’est également la dopamine qui nous pousse à vouloir jouer, à vouloir découvrir de nouvelles séries, de nouveaux jeux.

Les zones cérébrales qui composent le réseau du mode par défaut sont également impliquées. Ce réseau du mode par défaut désigne un réseau constitué des régions cérébrales actives lorsqu’un individu n’est pas focalisé sur le monde extérieur. Et lorsque le cerveau est au repos, mais actif. Pour illustrer ce réseau du mode par défaut, si vous jouez à Donjons et Dragons, ce réseau est traduit par ces caractéristiques en-haut à gauche, les jets de… sauvegarde.

Ce réseau du mode par défaut est associé à la réflexion interne, tel que le fait de ruminer sur un événement ou se souvenir d’un autre. Il existe par ailleurs une multitude d’activités sensorielles que nous pratiquons dans notre cerveau. Mais pas que. D’autres activités liées aux connaissances associées au type spécifique de stimulus utilisé pour générer une réponse de sympathie. Comme pour de nombreuses fonctions et activités mentales complexes, comme piloter un avion de combat ou remplir sa fiche d’impôts, aborder la question esthétique est un processus cérébral entier.

Pour faire « simple » et taper dans les neurosciences, la question esthétique engage le système de récompense de la dopamine. Mais également le cortex préfrontal médian, y compris le cortex orbitofrontal et le réseau du mode par défaut. Dire si on aime ou pas implique et active donc tout un assemblage de processus cérébraux complexes holistiques.

Les critiques professionnels, tels que ceux qui décortiquent des livres, des films ou des… jeux de société, sont « payés » (entre guillemets, car ce n’est pas toujours le cas) pour utiliser leurs connaissances et leurs expériences antérieures pour justifier leurs préférences esthétiques. Lorsque vous envisagez un nouvel achat, de jeu ou autre, vous devez justifier vos préférences en vous demandant : pourquoi est-ce que j’aime ou je n’aime pas ce produit ? Pourquoi est-ce qu’il m’intéresse ? Comment se compare-t-il avec d’autres produits, d’autres jeux similaires ? 

Goûts et expériences

Au final, plus nous en savons sur le marché du jeu, plus nous avons de l’expériences. Et mieux nous sommes en mesure d’exprimer les raisons de vos préférences. Si vous lisez ces lignes, c’est que, j’imagine, vous aimez les jeux de société. Avec l’expérience et la pratique plus ou moins régulière, vous pouvez commencer à apprécier comment les auteurs et autrices de jeux parviennent à exploiter et intégrer telle ou telle mécanique, retrouvée ailleurs. En nous impliquant de manière émotionnelle dans cette activité et en évaluant pourquoi nous aimons tel ou tel jeu, nous nous amusons, d’une part. C’est tout le principe d’un jeu de société, espérons-le. Et nous nous éduquons en même temps. Nous gagnons en expérience.

Lorsque nous jouons à un nouveau jeu, j’aime bien demander aux autres s’ils ont aimé, ou pas. S’ils ont trouvé le jeu intéressant. Et surtout, pourquoi. Dire qu’on a aimé ou pas un jeu ne suffit pas. Encore faut-il être capable de justifier ses choix, ses goûts, son jugement de manière plus ou moins consciente et conscientisée.

En posant la question esthétique, on s’implique de manière personnelle on devient conscient de notre réponse. J’ai apprécié ce jeu, parce que. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, car ce n’est qu’une question d’opinion. Ces questions ouvertes engagent l’assistance et suscitent la discussion.

La question esthétique motive en apportant de l’émotion à l’expérience d’apprentissage. Elle concentre l’attention sur les informations pertinentes à relever. Elle relie les informations apprises à d’autres expériences. Elle force la génération d’informations. Et enfin, elle nous oblige à évaluer ce que nous avons appris, vécu, découvert et expérimenté. Tout le monde devrait pouvoir critiquer un jeu, c’est un bon exercice, de rédaction, de cristallisation d’expérience.

Lorsque nous posons la question esthétique aux autres, vous avez aimé ?, nous nous engageons dans une interaction sociale qui repose sur le partage d’opinions et de pensées. Nous apprenons de l’analyse des autres et pouvons déterminer alors si nous pourrions nous aussi vouloir regarder la série ou jouer à ce jeu.

Tout en discutant et en générant nos propres opinions, nous sommes obligés d’organiser nos pensées et d’évaluer notre point de vue, ce qui en soi améliore notre propre mémoire. 

La prochaine fois que vous découvrez un nouveau jeu, demandez-vous si vous l’avez apprécié, et surtout, pourquoi ? Serez-vous capables de remonter le fil des processus pour exprimer vos goûts ? En attendant, rendez-vous le jeudi 25 février pour la remise de l’As d’Or pour voir quels jeux le jury des 9 personnes ont retenus, appréciés.

Et vous, qu’est-ce qui vous pousse à aimer, ou pas un jeu ? Quels sont les arguments qui motivent vos goûts, dans un sens ou dans un autre ?

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2 Comments

  • Ange

    Je pense que les jeux ont plusieurs caractéristiques et que la phrase finale qui dit « j’aime »/ »pas trop aimé » est un avis sur la somme (ou moyenne?) de ces différentes caractéristiques, et de fait, on peut ainsi aimer des jeux totalement différents, car l’une de ses caractéristiques nous plait fortement, même si une autre pêche. Par exemple, cela peut être la simplicité des règles, ou l’esthétique d’un jeu, la finesse d’un aspect d’une règle, l’interaction entre joueurs, la « combotisation » possible, l’idée de génie de ce jeu, la durée des parties,… Et c’est aussi cette diversité qui peut plaire : on aime ce jeu car on n’en a pas (vu) d’autres pareils ! De même, l’environnement affecte aussi notre perception : si on est fatigué, un jeu peut paraitre pénible, lourd, alors qu’un autre jour de meilleure forme sa complexité pourrait nous plaire… Et bien sûr en amont, l’idée qu’on s’en fait joue aussi (d’où la pub… intéressée ou pas d’ailleurs)

    enfin, chez nous, on voit aussi la mode : certians jeux on y joue tout le temps pendant un temps (donc on aime ?), puis disparaisse au profit d’autres et on n’y joue plus (on n’aime pas/plus? bizarre, non ?)

  • thib

    Merci pour cet article.

    « La Distinction » de Pierre Bourdieu est une œuvre magistrale des année 1970 qui a disséqué les goûts des Français à travers le prisme sociologique, et il n’y aurait, selon moi, qu’à changer les références culturelles pour qu’il reste pertinent aujourd’hui. Sans rentrer dans les détails, le livre montrait en quoi nos goûts sont, outre par l’expérience, généralement déterminés par nos capitaux culturel, social et économique. Par exemple, on sait que les goûts des personnes économiquement « riches » à faible capital culturel (niveau d’étude bas ou peu de familiarité avec les oeuvres culturelles) sont absolument différents des goûts des personnes à revenus modestes ayant un fort capital culturel (enseignants par exemple). Le livre explique pourquoi et il montre également en quoi les œuvres culturelles répondent souvent à un besoin de distinction. Les diverses hiérarchisations des œuvres effectuée par les groupes sociaux sont donc aussi un moyen pour elles de se sentir, si ce n’est supérieurs, au moins légitimes dans leurs choix de vie.
    L’approche sociologique est souvent spontanément rejetée car elle relativise notre libre-arbitre, cher à notre individualisme, mais on s’aperçoit lors des expérimentations sociales que très peu de personnes échappent à ses hypothèses déterministes.

    Les jeux de société, néanmoins, restent assez méconnus et sont jugés encore peu légitimes dans le spectre des œuvres dites culturelles (un peu comme la BD dans les années 1980). Les jeux emblématiques ne font pas encore l’objet de jugements sociaux et c’est une des choses que j’apprécie justement. On ne dit pas « c’est un jeu de beauf » ou « c’est un jeu de bobos » comme certains peuvent le dire avec la musique ou les livres, du moins pas encore. Peut-être que les joueurs ayant fait des hautes études seront plus prompts à pratiquer des jeux abstraits comme le Go et les échecs, mais le jeu de société fait encore assez peu l’objet d’un besoin de distinction et j’espère que cela restera ainsi encore longtemps.

    Il y a une chaîne Youtube de jeux de société tenu par un couple d’Australiennes que je trouve très chouette, ça s’appelle Thinker Themer. Les deux joueuses sont complémentaires car l’une privilégie les mécaniques et l’autre privilégie le thème. Bien que cet antagonisme ne soit pas le seul qui caractérise les jeux, leur démarche est enrichissante car leurs goûts pour certains jeux sont étayés à travers ce prisme et permet à chacun de s’identifier à l’une ou l’autre approche.

    Ceci étant dit, pour répondre à la question posée par l’article, je crois que mes goûts interviennent de manière marginale dans ma pratique quotidienne. Les jeux de société auxquels je joue dépendent plutôt des personnes avec qui je joue. Les choix sont aussi faits de compromis. Pour rester dans la sociologie, il y a cet article, centré plutôt sur l’approche culturelle, qui apportent un éclairage intéressant: https://www.cairn.info/revue-sociologie-2016-2-page-133.htm

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