Jeux de plateau

Le culte de la nouveauté

Introduction

La troisième édition de Warhammer, le jeu de rôle, vient à peine de sortir en vf chez EDGE. Une édition somptueuse aux illustrations superbes.

Depuis quelques jours, je ne cesse de me harceler les neurones pour savoir s’il faut en faire l’acquisition. FFG est passé par-là, les mécanismes sont lourdingues, on se situe clairement entre un jeu de plateau et un jeu de rôle, toute fluidité du jdr a disparu au profit de cartes, jetons et autres. De plus, le prix est relativement cher pour le manuel de base et le manuel pour joueurs, sans compter qu’on ne peut y jouer qu’à 4 (un MJ et 3 joueurs) pour des questions de limitation de matériel. Et je devrais ajouter que je possède déjà les première et deuxième précédentes éditions.

Alors, pourquoi hésiter? Pourquoi me triturer tellement les méninges?

J’ai lu il y a quelque temps sur le site ludique américain Giant Breathing Robot, un article intéressant sur le « culte de la nouveauté ».

L’auteur parle en effet de ce comportement étrange de toujours vouloir acheter et jouer aux nouveautés, ce besoin d’être à la pointe de l’actu ludique.

J’ai déjà évoqué le cas de la gloutonnerie ludique. Le culte de la nouveauté y est lié.

Je dois avouer que je fais malheureusement partie de ce culte. Pourquoi ?

Bling-bling

Comme je suis gérant du Bar à Jeux à Genève, j’aime apporter LA toute dernière sortie du jeu, d’une extension (lire à ce sujet notre article sur les extensions). Quand on me demande quand ce jeu est sorti, je réponds souvent « il y a deux semaines », voire même « hier », ce qui est honnêtement souvent le cas. Pourquoi ?

Quand on aperçoit la foule qui se presse à Essen à l’ouverture des portes, pour près de 150’000 visiteurs sur 4 jours pour y découvrir les quelques 750 nouveautés, on peut légitimement se poser la question sur de telles motivations.

Ou les futurs clients de l’Iphone 3/4 / 4S, prêts à faire la queue pendant des heures, voire même à camper devant le magasin pendant plusieurs jours.

N’y a-t-il pas un besoin narcissique d’avoir toujours le tout dernier jeu, de se sentir en avance sur son temps, de se démarquer ainsi de la foule qui n’est même pas au courant d’une telle sortie? N’y a-t-il pas une sorte de pouvoir ou de supériorité ainsi générée ?

Il est vrai que toute nouveauté paraît bling-bling. Frédéric BEIGBEDER, dans son excellent livre 99F, une méchante mais réaliste critique de la publicité et du consumérisme, expose parfaitement cet état de fait.

Octave, le personnage principal, travaille dans la publicité. Ce livre décrit le monde merveilleux de la communication moderne : un monde où l’on dépense des milliards de francs pour donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin :

« Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.

Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée « la déception post-achat ». Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas un humanisme: c’est du cash-flow. Sa devise? «Je dépense donc je suis. » Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur. »

L’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve… Tout est dit.

Portables

Ne fonctionnons-nous d’ailleurs pas tous pareillement face à la nouveauté ?

Dans mon édito de janvier 2011, j’ai déjà parlé de mon collègue de travail et ami Julien, qui s’achète toujours & régulièrement le tout dernier téléphone portable : « Dès qu’un nouveau téléphone sort, de n’importe quelle marque, du moment que ce téléphone est “révolutionnaire”, Julien ressent le besoin de l’acquérir. ». C’est vous dire donc qu’il en achète souvent, en tout cas un tous les trois mois, sérieusement! Que fait-il des autres? Il les revend, ou les échange, ou les donne. Et non, il ne travaille pas pour une compagnie de téléphones portables.

Ce besoin de nouveautés se fait ressentir partout autour de nous: critiques de nouveaux jeux, souvent même pas encore officiellement sortis, sur les sites ou la presse ludique, buzz sur Twitter ou FB, ce qui nous donne alors furieusement envie de les essayer.

Il est très difficile de ne pas essayer ou acheter un nouveau jeu, au risque de passer pour un ringard, un plouc, un has-been ludique, un joueur qui n’a même pas essayé le dernier jeu de.

Ce qui est triste, c’est qu’une fois le nouveau jeu acquis et joué, il n’offre plus ce titillement, cette vibration, cette excitation, cette sensation d’être un pionnier. On s’en lasse alors plus ou moins vite, déjà attiré par d’autres nouveautés, multiples. Chimères éphémères?

Victimes

Je me mets à la place d’un éditeur ou d’un auteur de jeux chevronné, comme Cathala, Pauchon ou Cyril Demaegd par exemple, qui sont les principales victimes de ce culte.

Comment en effet maintenir son jeu en place, et poursuivre les ventes, alors qu’il est sorti il y a quelques semaines, mois, voire années?

On constate, depuis quelques temps, des remakes et autres ré-éditions: Showmanager chez Queen, El Grande chez Filosofia, une nouvelle version de Caylus chez Ystari pour tout bientôt. Tout est fait pour redonner une deuxième vie à des jeux plus du tout neufs mais qui vont ainsi le redevenir.

Le marché est saturé, nous le savons, avec les mille jeux qui sortent chaque année il est difficile de se faire « une place au soleil » et de vendre plus de 5’000 copies d’un jeu.

Dans les années 80-90, le marché du jeu était un marché de niche avec très peu de production. Depuis les années 2000, et certainement alimenté par internet et la communauté des sites ludiques, dont Gus&Co fait partie pour relayer et amplifier la comm des sociétés d’édition, cette production a littéralement explosé.

Ce qui a changé, c’est la quantité d’information disponible, et également sa rapidité fulgurante d’acquisition.

Un nouvel album d’un chanteur vient à peine de sortir? Vite, on le télécharge sur iTunes. Un jeu est annoncé? On peut déjà le pré-commander sur des webshops ludiques 2 mois à l’avance. Une catastrophe naturelle a lieu? Twitter l’annonce en primeur. Nous sommes en pleine révolution digitale 2.0, quand distance et temps écoulé n’ont plus aucune signification.

Fuite

Avec ce culte de la nouveauté, on a méchamment l’impression de subir une fuite en avant. Un jeu est moyen ? Ce n’est pas si grave, un prochain jeu arrive déjà sur les étals, et quelques sites à l’avant-garde de la nouveauté vont déjà en assurer la comm.

L’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve.

Sorties

Le culte de la nouveauté présente toutefois un avantage, celui d’être tenu informé de ce qui se fait, de ce qui sort. Évidemment, rien ne vous oblige à en faire l’acquisition, vous pouvez toujours découvrir ces nouveautés par l’entremise d’amis, de Bar à Jeux (le nôtre, comme ça, paf, en passant), d’autres lieux publics de jeux. Ou d’attendre, tout simplement, que le buzz se tasse, que des critiques plus profondes ou distancées s’écrivent.

Explication neuroscientifique

En fait, le culte de la nouveauté ludique tient son origine dans le fonctionnement de notre cerveau.

Tout besoin, manque, génère un influx de dopamine dans notre cerveau. La dopamine est un neurotransmetteur, un liquide permettant le passage de l’influx nerveux entre les neurones ou cellules nerveuses. On a longtemps cru que la dopamine était source de plaisir, mais il s’agit en fait du contraire, ou presque, puisqu’elle est générée quand il y a un manque de plaisir. Elle est source motivationnelle.

La dopamine est en fait libérée pour signifier la privation de plaisir. Oui, comme avec les drogues, qui exercent ici leur dépendance psychologique, voire même physique puisqu’on touche ici au métabolisme neurologique.

Quand une nouveauté ludique sort, il est tout à fait envisageable qu’une certaine dose de dopamine soit produite dans le cerveau, surtout si l’habitude d’avoir constamment des nouveautés est déjà ancrée dans le fonctionnement de l’individu. Peut-on alors parler d’addiction ?

Le souci avec la dopamine, c’est qu’elle est fugace. Une fois « assouvie », elle disparaît pour réapparaître aussitôt. « Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre », et ainsi de suite.

Les extensions, les jeux de cartes à collectionner ou évolutifs (le nouveau mot à la mode pour remplacer collectionner, moins « vendeur ») reposent tous sur le même paradigme.

Bien évidemment, ce n’est pas parce que notre métabolisme est responsable de ce comportement qu’il faut s’en déresponsabiliser et continuer à chasser ces chimères éphémères. Pouvons-nous résister ? Devons-nous le faire ?

Dans son récent ouvrage, Daniel Akst avance la théorie suivante : We Have Met the Enemy: Self-Control in an Age of Excess. L’ennemi, c’est nous-même, ou plutôt, notre manque de rigueur, de force, de self-control dans ce monde capitaliste et consumériste.

Résister, pour mieux vivre, mais également pour mieux profiter. Pas facile.

Alors, vais-je finalement craquer pour cette nouvelle édition (inutile) de Warhammer?

Qu’en pensez-vous ?

A ce sujet, je vous conseille vivement de visionner la conférence TED du psychologue Philip Zimbardo qui tente d’expliquer le désengagement scolaire des garçons.

Il affirme que les garçons ressentent justement ce besoin d’excitation, de nouveautés, de dynamisme, et que l’école est exactement (malheureusement?) l’inverse, un lieu morne, plat et sans nouveauté. Donc sans excitation, donc sans intérêt. Dit comme cela, l’école n’est pas très glam.

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6 Comments

  • Olivier Perin

    Une réponse rapide à un sujet qui mériterait d’être approfondi :
    Je fais souvent le parallèle certainement simpliste entre « les américains », qui jouent « traditionnellement » à des monsters games, c’est à dire, ceux prennent le temps de s’investir dans un jeu dont les parties peuvent durer de longues heures (Twilight Imperium) ou se jouer en campagne (Descent) et « les européens » que nous sommes friands de jeux courts (< 2h00) et nouveaux. Cette vision manichéennes des choses semble de moins en moins vrais et il y a encore des gens, dans mon entourage qui ne subissent pas ce besoin impérieux de passer à autre choses.
    D'un autre côté si le 21ème siècle nous conditionne à passer de nouveautés en nouveautés la contre-partie c'est une évolution des choses et des pratiques ultra rapide. On peut le regretter de milles façons, mais c'est assez incroyable de vivre ce moment là et de constater "en temps réel" comment changent les choses.
    Concernant l'éducation : il y a toujours eu de bons pédagogues : ceux qui nous font oublier l'apprentissage pour nous inculquer leur matière de façon intéressante et transparente. On se souvient tous d'un professeur qui transcende sa matière et qui l'a fait aimer. Et pour moi il n'y a pas de raison que ça change 😉
    Oui, j'ai une vision plutôt optimiste des choses …

  • Michael Gillain

    c’est parfait mais bon, si plus personne n’avait envie de la nouveauté, comment irait l’économie ?
    comment faire vivre les auteurs, les distributeurs ect… ????
    Moi je dis tant mieux, on a des envies et c’est super. On a la chance de vivre dans des pays où peut en profiter et faire vivre des gens pour notre plaisir.
    Souvenez vous , on est que de passage sur cette terre et çà peut aller très vite. Achetez des jeux, c’est faire vivre des gens qui nous donnes du plaisir pour de longues soirées….
    Et à choisir c’est bien dans le monde du jeu de société que je prend plaisir à dépenser mes sous..
    Vous vous voyez à Essen avec 10 nouveautés ?
    C’est peut être simpliste comme raisonnement mais y a tellement de domaine bien plus dramatique dans lequel les gens dépensent leur argent.
    Moi je suis content d’avoir les annonces des sorties futurs, des salons qui arrivent… c’est mon petit plaisir et je ne voudrais pas que çà change.
    Ps: faite un décompte sur le mois et calculez les choses pour lesquelles vous avez du plaisir de dépenser de l’argent :)…
    Merci encore pour cet article 🙂

  • Didi

    Blague à part, pourquoi ne pas faire une animation « Rétro Boardgaming » au Bar à Jeux?
    ca serait bien marrant de joeur à des des vieux jeux rares (en prohibant les trucs trop classiques genre Monopoly, Risk etc…)

  • Michael Gillain

    Bah tu peux garder tes sous, si c’est ton bonheur
    je dis juste que dépenser dans le domaine des jeux de société est un des domaine pour lequel je le fais avec le plus de plaisir …. car je sais le plaisir que me donnera cette dépense par la suite et pas juste parce que j’ai dépenser pour acheter un jeu.
    Pour le reste j’arrête de me prendre la tête avec ce genre de considération car comme je l’ai dit plus haut, profite avant qu’il ne soit trop tard :).
    Et le domaine du jeu de société permet d’en profiter très très longtemps ….
    Regarde celui qui prend plaisir d’acheter du bon vin, je te dis pas où il va juste quelque temps après l’avoir acheté et consommer …

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